Page:Desprez - L’Évolution naturaliste, 1884.djvu/302

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’individu avec ses douleurs et ses joies tient peu de place dansl’organismeuniversel. M.Sully Prudhomme gardait encore l’éblouissement des forges du Creusot, la vision des gigantesques machines, admirées pendant un an de séjour, et ces images de la puissance humaine influaient sur sa conception philosophique si virile. Ajoutez la lecture assidue de Lucrèce, le grand maître du poète qui traduisait alors le premier livre du De naturâ rerum. Homme de science, s’intéressant à notre vie actuelle, aimant son temps, mais porté par son érudition même à se satisfaire difficilement M. Sully Prudhomme semble un phénomène presque unique aujourd’hui. Il doute de lui. Et cette défiance extrême, ce besoin de concision — la concision étant la perfection — le stérilise à la lettre. Plus il va, plus il s’enfonce dans l’idée pure, par haine «le la phraséologie banale. Plus l’air dont il vit devient irrespirable pour la majorité des hommes. C’est des Parnassiens que M. Sully Prudhomme apprit le mécanisme du vers moderne et les ressources que la pensée trouve dans la solidité de la forme. Mais, dédaigneux du vide sonore, l’auteur des Épreuves ramasse bien des idées dans la brièveté énergique d’un sonnet. On a de lui plusieurs chefs-d’œuvre en ce genre. Il faut mesurer ce qui différencie ces brèves esquisses, sortes de notes d’un philosophe, des développements sans limites de Lamartine et de Victor Hugo, pour constater combienla fin du xixe siècle ressemble peu au commencement : aux élans vagues et bruyants a succédé une précision discrète ; à la langue trop ample d’autrefois, une langue qui colle étroitement à la pensée ; à l’idéal intangible un idéal « visible et limité»[1] . Pour Lamartine et Hugo il y a dans

  1. Emmanuel des Essarts.