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pu mettre dans le même groupe les Fleurs du mal et leur contemporaine, Madame Bovary, deux mondes parfaitement distincts, le romantisme à l’agonie et le naturalisme naissant. Au spectacle de Paris, toujours fumant et haletant d’un labeur éternel, Baudelaire s’écrie :


Fourmillante cité, cité pleine de lèves,
Où le spectre en plein jour raccroche le passant !
Les mystères partout coulent comme des sèves
Dans les canaux étroits du colosse puissant.


Où nous voyons rouler des omnibus et se heurter des passants, Baudelaire voit « couler des mystères » ; il ne peut faire trois’pas sans que sur lui s’abatte l’essaim « des mauvais anges. » En voulez-vous encore des preuves ? Lisez cette étonnante pièce intitulée : Une martyre, où le rêveur montre, étendue sur un lit, une femme mystérieusement égorgée :


Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,
               Sur l’oreiller désaltéré
Un sang rouge et vivant, dont la toile s’abreuve
                Avec l’avidité d’un pré.


Cette fois, c’est du Poë, c’est une hallucination sanglante.

Et pourtant il serait imprudent de prétendre qu’il n’a pas rendu d’une façon saisissante des détails très particuliers de la vie moderne. Contradiction apparente : Baudelaire a toujours la fièvre ; il semble communiquer cette fièvre aux objets et aux êtres qu’il décrit. Ce procédé dénature complètement telle ou telle scène. Peignez fiévreusement un intérieur paisible et tout grimacera, car vous avez introduit de force votre propre surexcitation, toute subjective, parmi des êtres qui éprouvent par eux-mêmes une sensation diamétralement opposée. Baudelaire ressemble à ces gens qui