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tre-vingt-dix-neuf esprits médiocres. Or, jusqu’ici les poètes n’ont pas assez calculé l’épaisseur d’une feuille de papier. Les plus grands génies, les plus démocratiques par l’idée semblent n’avoir écrit que pour une élite. Leurs œuvres, vénérées et dorées sur tranches, restent, pour la plupart des ouvriers qui essaient de les aborder, de véritables logogriphes, à l’usage des malins. Dépité, le peuple se rabat sur l’ignoble prose commerciale des faiseurs.

Je sais qu’il est de mode, chez certains artistes, de dédaigner le suffrage des foules. Ils partent de cette idée, parfaitement juste, que le gros public rend parfois des arrêts étranges, et qu’il faut être du métier pour juger en pleine connaissance de cause une œuvre d’art, mais ils aboutissent à cette maxime parfaitement étroite : moi seul, et c’est assez !

Les frères de Goncourt, citant, dans Idées et Sensations, une phrase de d’Alembert : « Malheur aux productions de l’art dont la beauté n’est que pour les artistes ! » ajoutent : « Voilà une des plus grandes sottises qu’on ait pu dire. »

« Je ne le pense pas, fait remarquer Sainte-Beuve, et d’Alembert, en exprimant la pensée que relèvent avec un tel dédain nos jeunes amis, n’a fait qu’exprimer quelque chose de sensé et d’humain, qui n’est sans doute pas l’essentiel et le propre de l’art, mais qui ne saurait non plus être incompatible avec lui. On a beau être artiste jusqu’au bout des ongles,