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MARIVAUX JOURNALISTE.

contredire le savant écrivain à qui tous les commentateurs de Marivaux sont redevables, je crois que ces mots, appliqués à notre auteur, dépaysent tout à fait l’imagination. À l’appui de sa thèse, M. Larroumet cite une véhémente tirade, extraite de la cinquième feuille de l’Indigent philosophe :

Eh morbleu ! n’êtes-vous pas honteux de mettre sur vous tant de lingots en pure perte, pendant que vous pourriez les distribuer en monnaie à tant de malheureux que voici, et qui meurent de faim ? Ne leur donnez rien, si vous voulez ; gardez tout pour vous ; mais ne leur prouvez pas qu’il ne tient qu’à vous de leur racheter la vie. N’en voient-ils pas la preuve sur votre habit ? Eh ! du moins, cachez-leur votre cœur ; ôtez cet habit qui insulte à leur misère et qui n’a ni faim ni soif…. Je ne saurais vous regarder dans cet état-là que les larmes ne m’en viennent aux yeux. Retirez-vous ; je ne suis point un barbare ; je vois des gens qui souffrent, je vois le bien que vous pourriez leur faire, et votre vue m’afflige.

M. Larroumet lui-même convient que ce morceau est un « développement à la Sénèque ». C’est trop dire peut-être, et pas assez. On serait plus équitable et moins sévère pour Marivaux en attribuant à une sincère charité cette boutade de rhétorique. « Le seul mot de révolution, dit avec raison M. Francisque Sarcey, eût effarouché singulièrement Marivaux. » L’ami de la marquise de Lambert eût été fort étonné si l’on eût aperçu, dans ses œuvres morales ou dramatiques, des utopies de révolution violente. Il n’est pas nécessaire. Dieu merci ! d’être socialiste professionnel pour avoir pitié de la souffrance humaine. L’auteur de l’Indigent philosophe était simplement un moraliste charitable, un honnête homme, nullement idéologue, mais volontiers attendri.