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MARIVAUX.

Lettres persanes. L’auteur circule, comme Rica et Usbek, parmi les figurants et les pitres de la comédie parisienne. Il nous conte, avec moins de malice et plus d’accent que Montesquieu, les aventures de son âme à travers le monde. Il va de côté et d’autre « pour exercer son esprit pensif ». Il flâne, il bavarde, sachant qu’il n’y a point de sot de qui le sage ne puisse apprendre quelque chose. Instinctivement, il observe et il moralise. Au théâtre, il oublie volontiers les acteurs pour regarder (comme fera plus tard Thomas Graindorge) les jeunes gens et les femmes, objets ordinaires de son étude, et dont les rapports réciproques forment toute l’intrigue de ses pièces. Il se posait des questions à lui-même. Celle-ci par exemple, qui peut tenter la perspicacité de nos modernes psychologues :

« De quel expédient de vanité peut se servir une femme laide, pour entrer, de la meilleure foi du monde, en concurrence avec une femme aimable et belle ? Si elle a la bouche mal faite, ou, si vous voulez, le nez trop long ou trop court, ce nez, quand elle le regarde, se raccourcit-il ou s’allonge-t-il ? » Et il formulait ainsi sa solution : « Quand une femme se regarde dans son miroir, son nez reste fait comme il est ; mais elle n’a garde de fixer son attention sur ce nez, avec qui, pour lors, sa vanité ne trouverait pas son compte. Ses yeux glissent seulement dessus, et c’est tout son visage à la fois, ce sont tous ses traits qu’elle regarde, et non pas ce nez infortuné qu’elle esquive, en l’enveloppant dans une vue générale. De cette façon même il aura bien du malheur si, tout laid qu’il est, il ne