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MARIVAUX.

Lisette. — Oh ! dame, ce nécessaire-là est d’uae grande dépense, et le cœur d’un mari s’épuise.

Lucile. — Je les connais un peu ces messieurs-là. Je remarque que les hommes ne sont bons qu’en qualité d’amants. C’est la plus jolie chose du monde que leur cœur, quand l’espérance les tient en haleine. Soumis, respectueux et galants, pour le peu que vous soyez aimables avec eux, votre amour-propre est enchanté ; il est servi délicieusement ; on le rassasie de plaisirs ; folie, fierté, dédain, caprices, impertinences, tout nous réussit, tout est raison, tout est loi ; on règne, on tyrannise, et nos idolâtres sont toujours à genoux. Mais les épousez-vous, la déesse s’humanise-t-elle : leur idolâtrie finit où nos bontés commencent. Dès qu’ils sont heureux, les ingrats ne méritent plus de l’être….

Voici un laquais, qui conte fleurette à une servante :

Lépine. — Remarquons d’abondance que la comtesse se plaît avec mon maître, qu’elle a l’âme joyeuse en le voyant. Vous me direz que nos gens sont d’étranges personnes, et je vous l’accorde. Le marquis, homme tout simple, peu hasardeux dans le discours, n’osera jamais aventurer la déclaration ; et des déclarations, la comtesse les épouvante ; femme qui néglige les compliments, qui vous parle entre l’aigre et le doux, et dont l’entretien a je ne sais quoi de sec, de froid, de purement raisonnable. Le moyen que l’amour puisse être mis en avant avec cette femme ! Il ne sera jamais à propos de lui dire : « Je vous aime », à moins qu’on ne le lui dise à propos de rien. Cette matière, avec elle, ne peut tomber que des nues. On dit qu’elle traite l’amour de bagatelle d’enfant ; moi je prétends qu’elle a pris goût à cette enfance. Dans cette conjoncture, j’opine que nous encouragions ces deux personnages. Qu’en sera-t-il ? Qu’ils s’aimeront bonnement; en toute simplesse, et qu’ils s’épouseront de même. Qu’en sera-t-il ? Qu’en me voyant votre camarade, vous me rendrez votre mari par la douce habitude de me voir. Eh donc ! Parlez, êtes-vous d’accord ?

Cela s’appelle proprement du marivaudage. Tout le monde, chez Marivaux, marivaude. Frontin, valet fort pratique, a autant d’esprit que le fantastique