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MARIANNE.

de la vie. Elle n’a pas peur de la réalité. Elle soupçonne, elle sait qu’il y a, dans le monde, des causes de scandale et des occasions de souffrance. Elle aime mieux écarter sa pensée de ces laideurs prévues, et songer aux félicités idéales dont elle savoure d’avance le goût délicieux. On ne peut la voir sans désirer de la connaître, ni la connaître sans souhaiter de l’aimer. Ce n’est point un amour vulgaire, passion d’un jour ou préférence d’une heure, qui remplira le cœur de cette enfant. Sa noblesse native la réserve à quelque aventure de sentiment, exquise et sublime. Le hasard, qui arrange ou dérange à sa guise les rencontres humaines, ne conduira peut-être pas vers elle celui qui eût été digne d’être guidé, par sa main fragile et robuste, vers la vérité et vers le bonheur. Il y aura, par le monde, une âme qui sera veuve de la sienne, et que hantera l’illusion douloureuse du paradis perdu. Quelqu’un, l’ayant entrevue trop tard et vainement désirée, fera de cette femme, sans qu’elle en sache rien, l’amie secrète et charmante à laquelle il dédiera le meilleur de ses pensées, de ses sentiments et de ses actions. Aimée, fidèlement aimée, sans le savoir, en dépit des conventions, des coutumes et des préjugés, elle sera, pour cet homme malheureux, une compagne toujours présente, dont l’invisible entretien, l’impérieux sortilège, l’éternel réconfort sauront peut-être réparer les malices de la destinée. Il faut envier, malgré le poignant regret qui les meurtrit, ceux qui portent ainsi, au plus profond de leur être, une blessure embaumée d’amour. Le chemin où ils marchent paraît difficile, épineux, solitaire. La foule ne voit pas qu’à certaines heures de