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UNK SOIREE EN 17 7 T). t>:{ ans. — Quand j’entre dans un de vos salons , il me semble que le bruit de mes pas va troubler l’empire du silence. La splendeur des dorures et des meubles, éclai- rés par cent bougies, me paraît obscurcie par autant d’hommes qui se tiennent roides et consternés comme des chandelles noires dans les embrasures des fenêtres et des portes. On se croirait appelé à l’ouverture d’un testament ou à quelque assemblée de famille pour nom- mer un curateur à une succession vacante, si un double cercle de femmes, couvertes de fleurs et de diamants, ne vous rappelait que c’est une soirée, une fête. Tant de charmes et de parures! pour quoi ! bon Dieu, et pour qui? A peine si quelque vieillard, comme moi, ou quel- que étranger, arrivé depuis peu, s’approchera de vous, mesdames. Il faut être pour cela d’un autre siècle ou d’un autre paj’s. et encore la plus simple politesse, la moindre galanterie sera-t-elle censurée comme une cnormilé, par le rire dédaigneux de nos chevaliers du silence et de l’immobilité. Cependant leur consterna- tion s’épanouit un peu : des tables de lansquenet et d’écarté viennent d’être déployées. La moitié des hommes s’y précipitent; l’autre moitié se jette sur des plateaux de sorbets et de babas. Puis quelques hommes graves sont arrivés, et dans les coins du salon, et dans le boudoir, et dans la chambre à coucher on parle très- haut de la Chambre des députés. Mais les pauvres femmes!... Quelques lorgnons sont braqués sur elles, et ce tardif et lointain hommage est le seul prix de tous les frais de toilette et autres. Encore les lorgnons retombent-ils bientôt, et tous ces messieurs rentrent dans leur cravate et dans leurs pensées de jeu, d’intri- gues politiques, de chevaux ou de danseuses. Ils ont beau faire pour donner de loin en loin un signe de vie au salon, il est évident que leur intérêt n’y est point. Et toutes les femmes vont se coucher après avoir échangé entre elles les mots les plus insignifiants de la langue française, et la plupart avec le chagrin mortel de n’avoir pas eu la rol)e la plus riche ou la coiffure la plus fraîche. Et, quant à la maîtresse de la maison, à qui aucun homme n’a dit une parole aimable ou spirituelle,