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sont mues soit autre que celle des choses qui ne le sont point ; comme il est évident de ce que si deux corps sont mus pendant une heure, l’un vite et l’autre lentement, nous ne comptons pas plus de temps en l’un qu’en l’autre, encore que nous supposions plus de mouvement en l’un de ces deux corps. Mais afin de comprendre la durée de toutes les choses sous une même mesure, nous nous servons ordinairement de la durée de certains mouvements réguliers qui font les jours et les années, et la nommons temps, après l’avoir ainsi comparée ; bien qu’en effet ce que nous nommons ainsi ne soit rien, hors de la véritable durée des choses, qu’une façon de penser.

58. Que les nombres et les universaux dépendent de notre pensée.

De même le nombre que nous considérons en général, sans faire réflexion sur aucune chose créée, n’est point hors de notre pensée, non plus que toutes ces autres idées générales que dans l’École on comprend sous le nom d’universaux.

59. Quels sont les universaux.

Qui se font de cela seul que nous nous servons d’une même idée pour penser à plusieurs choses particulières qui ont entre elles un certain rapport. Et lorsque nous comprenons sous un même nom les choses qui sont représentées par cette idée, ce nom aussi est universel. Par exemple, quand nous voyons deux pierres et que, sans penser autrement à ce qui est de leur nature, nous remarquons seulement qu’il y en a deux, nous formons en nous l’idée d’un certain nombre que nous nommons le nombre de deux. Si, voyant ensuite deux oiseaux ou deux arbres, nous remarquons (sans penser aussi à ce qui est de leur nature) qu’il y en a deux, nous reprenons par ce moyen la même idée que nous avions auparavant formée, et la rendons universelle, et le nombre aussi que nous nommons d’un nom universel le nombre de deux. De même, lorsque nous considérons une figure de trois côtés, nous formons une certaine idée que nous nommons l’idée du triangle, et nous en servons ensuite à nous représenter généralement toutes les figures qui n’ont que trois côtés. Mais quand nous remarquons plus particulièrement que, des figures de trois côtés, les unes ont un angle droit et que les autres n’en ont point, nous formons en nous une idée universelle du triangle rectangle, qui, étant rapportée à la précédente qui est générale et plus universelle, peut être nommée espèce ;(51) et l’angle droit, la différence universelle par où les triangles rectangles diffèrent de tous les autres ; de plus, si nous remarquons que le carré du côté qui sous-tend l’angle droit est égal aux carrés des deux autres côtés, et que cette propriété convient seulement à cette espèce de triangles, nous la pourrons nommer propriété universelle des triangles rectangles. Enfin, si nous supposons que de ces triangles les uns se meuvent et que les autres ne se meuvent point, nous prendrons cela pour un accident universel en ces triangles ; et c’est ainsi qu’on compte ordinairement cinq universaux, à savoir le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident.

60. Des distinctions, et premièrement de celle qui est réelle.

Pour ce qui est du nombre que nous remarquons dans les choses mêmes, il vient de la distinction qui est entre elles ; et il y a des distinctions de trois sortes : à savoir, réelle, modale, et de raison, ou bien qui se fait de la pensée. La réelle se trouve proprement entre deux ou plusieurs substances. Car nous pouvons conclure que deux substances sont réellement distinctes l’une de l’autre, de cela seul que nous en pouvons concevoir une clairement et distinctement sans penser à l’autre ; parce que, suivant ce que nous connaissons de Dieu, nous sommes assurés qu’il peut faire tout ce dont nous avons une idée claire et distincte. C’est pourquoi, de ce que nous avons maintenant l’idée, par exemple, d’une substance étendue ou corporelle, bien que nous ne sachions pas encore certainement si une telle chose est à présent dans le monde, néanmoins, parce que nous en avons l’idée, nous pouvons conclure qu’elle peut être, et qu’en cas qu’elle existe, quelque partie que nous puissions déterminer de la pensée doit être distincte réellement de ses autres parties. De même, parce qu’un chacun de nous aperçoit en soi qu’il pense, et qu’il peut en pensant exclure de soi ou de son âme toute autre substance ou qui pense ou qui est étendue, nous pouvons conclure aussi qu’un chacun de nous ainsi considéré est réellement distinct de toute autre substance qui pense, et de toute substance corporelle. Et quand Dieu même joindrait si étroitement un corps à une âme qu’il fût impossible de les unir davantage, et ferait un composé de ces deux substances ainsi unies, nous concevons aussi qu’elles demeureraient toutes deux réellement distinctes, nonobstant cette union, parce que, quelque liaison que Dieu ait mise entre elles, (52) il n’a pu se défaire de la puissance qu’il avait de les séparer, ou bien de les conserver l’une sans l’autre, et que les choses que Dieu peut séparer ou conserver séparément les unes des autres sont réellement distinctes.