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76-78. Méditations. — Sixième. 61

Mais par après plufieurs expériences ont peu à peu ruiné toute la créance que i'auois adiouftée aux fens. Car i'ay obferué plufieurs fois que des tours, qui de loin m'auoient femblé rondes, me paroil- foient de prés eftre quarrées, & que des coloffes, éleuez fur les plus hauts fommets de ces tours, me paroiffoient de petites ftatuës à les regarder d'embas ; & ainfi, dans vne infinité d'autres rencontres, i'ay trouué de l'erreur dans les iugemens fondez fur les fens exté- rieurs. Et non pas feulement fur les fens extérieurs, mais mefme fur les intérieurs : |car y a-t-il choie plus intime ou plus intérieure que la douleur? & cependant i'ay autresfois appris de quelques perfonnes qui auoient les bras & les iambes coupées, qu'il leur fembloit encore quelquefois fentir de la douleur dans la partie qui leur auoit efbé coupée; ce qui me donnoit fujet de penfer, que ie ne pouuois aufTi eftre alfeuré d'auoir mal à quelqu'vn de mes membres, | quoy que 95 ie fentiffe en luy de la douleur.

Et à ces raifons de douter l'en ay encore adioufté depuis peu deux autres fort générales. La première eft que ie n'ay iamais rien creu fentir eftant éueillé, que ie ne puiffe aufli quelquefois croire fentir quand ie dors ; & comme ie ne croy pas que les chofes qu'il me femble que ie fens en dormant, procèdent de quelques objets hors de moy, ie ne voyois pas pcfurquoy ie deuois pluftoft auoir cette créance, touchant celles qu'il me femble que ie fens eftant éueillé. Et la féconde, que, ne connoiflant pas encore, ou pluftoft feignant de ne pas connoiftrc l'autheur de mon eftre, ie ne voyois rien qui peuft empefcher que ie n'euffe efté fait tel par la nature, que ie me trom- paffe mefme dans les chofes qui me paroifl'oient les plus véritables.

Et pour les raifons qui m'auoyent cy-deuant perfuadé la vérité des chofes fenfibles, ie n'auois pas beaucoup de peine à y refpondre. Car la nature femblant me porter à beaucoup de choies dont la raifon me détournoit, ie ne cro3ois pas me deuoir confier beaucoup aux enfeignemensde cette nature. Et quoy que les idées que ie reçoy par les fens ne dépendent pas de ma volonté, ie nepenfois pas que l'on deuft pour cela conclure qu'elles procedoient de chofes diffé- rentes de moy, puifque peut-eftre il lé peut rencontrer en moy quelque faculté (bien qu'elle m'ait efté iufques icy inconnue), qui en loit la caufe, & qui les produife.

I Mais maintenant que ie commence à me mieux connoiftre mo}'- 96 mefme & à découurir plus clairement l'autheur de mon origine, ie ne penfe pas à la vérité que ie doiue témérairement admettre toutes les chofes que les fens femblent nous enfeigner, | mais ie ne penfe pas aulfi que ie les doiue toutes généralement reuoquer en doute.

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