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Meditations. — Seconde.

car | encore qu'il puiſſe arriuer (comme i'ay ſupoſé auparauant) que les choſes que i'imagine ne ſoient pas vrayes, neantmoins cette puiſſance d'imaginer ne laiſſe pas d'eſtre réellement en moy, & fait partie de ma penſée. Enfin ie ſuis le meſme qui ſens, c'eſt à dire qui reçoy & connois les choſes comme par les organes des ſens, puiſqu'en effet ie voy la lumiere, i'oy le bruit, ie reſſens la chaleur. Mais l'on me dira que ces apparences ſont fauſſes & que ie dors. Qu'il ſoit ainſi ; toutesfois, à tout le moins, il eſt tres-certain qu'il me ſemble que ie voy, que i'oy, & que ie m'échauffe ; & c'eſt proprement ce qui en moy s'apelle ſentir, & cela, pris ainſi preciſement, n'eſt rien autre choſe que penſer. D'où ie commence à connoiſtre quel ie ſuis, auec vn peu plus de lumiere & de diſtinction que cy-deuant.

Mais ie ne me puis empeſcher de croire que les choſes corporelles, dont les images ſe forment par ma penſée, & qui tombent ſous les ſens, ne ſoient plus diſtinctement connuës que cette ie ne ſçay quelle partie de moy-meſme qui ne tombe point ſous l'imagination : quoy qu'en effet ce ſoit vne choſe bien étrange, que des choſes que ie trouue douteuſes & éloignées, ſoient plus clairement & plus facilement connues de moy, que celles qui ſont veritables & certaines, & qui appartiennent à ma propre nature. Mais ie voy bien ce que c'eſt : mon eſprit ſe plaiſt de s'égarer, & ne ſe peut encore contenir dans les iuſtes bornes de la verité. Relachons-luy donc encore vne fois la | bride, | afin que, venant cy-apres à la retirer doucement & à propos, nous le puiſſions plus facilement regler & conduire.

Commençons par la conſideration des choſes les plus communes, & que nous croyons comprendre le plus diſtinctement, à ſçauoir les corps que nous touchons & que nous voyons. Ie n'entens pas parler des corps en general, car ces notions generales ſont d'ordinaire plus confuſes, mais de quelqu'vn en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'eſtre tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenoit, il retient encore quelque choſe de l'odeur des fleurs dont il a eſté recueilly ; ſa couleur, ſa figure, ſa grandeur, ſont apparentes ; il eſt dur, il eſt froid, on le touche, & ſi vous le frappez, il rendra quelque ſon. Enfin toutes les choſes qui peuuent diſtinctement faire connoiſtre vn corps, ſe rencontrent en celuy-cy.

Mais voicy que, cependant que ie parle, on l'aproche du feu : ce qui y reſtoit de ſaueur s'exale, l'odeur s'éuanoüit, ſa couleur ſe change, ſa figure ſe perd, ſa grandeur augmente, il deuient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, & quoy qu'on le frappe, il