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PRISONNIERS

à son actif, marchait d’un bon pas, nous frayant au besoin le chemin. Vers le soir, et comme nous songions à nous chercher un gîte pour la nuit, nous vîmes au loin un groupe de cavaliers, probablement l’arrière-garde. Mais notre joie fut de courte durée. Trois hommes s’étant séparés du peloton arrivaient de notre côté, la lance en arrêt. C’étaient des cosaques !

La chasse à l’homme commence… Nous nous mettons à courir de toutes nos forces. La seule crainte d’être conduit en Sibérie me donne des ailes. Malgré la neige dans laquelle j’enfonce parfois jusqu’à mi-corps, je cours, je saute, avec une agilité qui me surprend moi-même. Le cuirassier me suit de près, j’entends sa respiration haletante. Tout à coup il pousse un grand cri. Je me retourne. À quelques pas en arrière je vois le caporal, qu’un cosaque s’apprête à dépouiller. Le cuirassier est mort. Le sauvage qui l’a tué lui arrache ses vêtements !

Un hourrah joyeux me prouve qu’on ne m’a pas oublié. Le troisième cosaque est à mes trousses. Il me fait signe de l’attendre. Loin d’obéir à cet ordre, je cours plus vite que jamais ; j’espère toujours atteindre la forêt et m’y cacher. Puis, une autre idée me vient : si le cosaque me rejoint, je ferai semblant de lui demander grâce, il descendra de cheval pour me dépouiller et je le tuerai d’un coup de couteau. Des rêves, toujours des rêves ! Un faux pas me fait tomber et le sauvage triomphant, brandissant son arme, hurle de joie et… me traite de chien.

Le cosaque n’est pas adroit ; le coup qui devait me tuer me fait au bras une blessure légère. Je saisis la lance et nous tirons chacun de son côté. Si je lâche, c’en est fait de moi ; mais je tiens ferme, et, pendant que mon agresseur cherche à saisir un pistolet qu’il porte à la ceinture, il perd l’équilibre et la lance me reste.

Je gagne ainsi la première manche de ce singulier tournoi.

Le cavalier a pu se remettre en selle ; il arme son pistolet et me vise. Mais, prompt comme l’éclair, je lui porte un coup terrible. Le pauvre diable a le cœur percé ; il bat l’air de ses bras, perd l’équilibre et roule dans la neige.

En voilà un qui ne fera plus de mal à personne ! Mais ne perdons pas notre temps à le plaindre. Voyons si son cheval voudra bien m’obéir. Me voilà en selle. En avant !… Mais cela va très-bien ! Nous dévorons l’espace et bientôt nous serons loin. Je talonne ma monture avec une véritable frénésie ; elle va comme le vent et ne souffle pas. C’est une bête qui vaut de l’or. Plus j’avance et plus je m’anime. Il me semble que ce cheval doit être mon sauveur et je ne cesse de le presser. Je ne cherche pas à m’orienter : longeant la forêt, je vais toujours droit devant moi, et j’arrive ainsi à un grand espace vide.

— Et vos amis ? me demandera-t-on.

Mes amis, j’avoue à ma grande honte qu’en ce moment je les avais complètement oubliés. L’homme qui se noie ne saisit-il pas avec empressement la perche qu’on lui tend, la bouée de sauvetage qui flotte à sa portée, sans demander si d’autres que lui ne seraient pas heureux de profiter du même secours ? Je n’avais qu’une seule idée : me sauver, ou plutôt, je ne pensais à rien, j’étais fou.

Malheur ! De tous côtés je ne vois que des cosaques. Il ne me reste plus qu’un moyen, c’est de me jeter dans le bois, où je parviendrai peut-être à me cacher.