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à l’abri du froid. Elles ne présentaient aucun symptôme alarmant, mais par cet hiver rigoureux la guérison était difficile.

Dans un coin de la grange gisait le cadavre d’un grenadier. Je taillai dans sa capote une paire de mocassins, que j’offris au caporal après avoir protégé ses pieds endoloris à l’aide de quelques lambeaux de toile. Après cela, je songeai à moi-même. Mes bottes étaient décousues et la neige s’y introduisait par plus d’une fente. Je fus bientôt chaussé de la même manière que mon ami. Je trouvai encore assez d’étoffe pour nous faire des chaussures de rechange.

Après cela nous eussions été très-heureux de pouvoir nous étendre sur un peu de paille ; mais ce lit si pauvre et si peu confortable était un luxe sur lequel nous n’avions pas le droit de compter.

Serrés l’un contre l’autre, dans un coin de la grange, nous eumes le bonheur de dormir pendant plus de deux heures, de reposer ainsi nos membres endoloris et fatigués, d’oublier nos souffrances et les mille sujets d’inquiétude qui nous tourmentaient sans cesse.

Lorsque je m’éveillai, quelques hommes, placés près de la porte ouverte, paraissaient sur le point de se mettre en route. Il neigeait toujours et le vent soufflait avec violence.

— Partons-nous ? demanda un gros cuirassier ; je n’ai nulle envie de prolonger mon séjour dans cette misérable grange où d’un instant à l’autre nous pouvons nous attendre à la visite des cosaques ! Ce seul mot «cosaques» fit frissonner tout le monde. Ceux qui étaient accroupis près du feu relevèrent la tête pour jeter un regard anxieux du côté de la porte. Puis ils reprirent leur première attitude, n’ayant plus ni la force ni le courage de se lever pour échapper à la mort. L’énergie avait abandonné tous ces malheureux ; comme ces condamnés qui ferment les yeux pour ne pas voir venir le coup fatal, ils s’enfermaient pour ainsi dire en eux-mêmes, ne demandant qu’à mourir sans être troublés.

— Vous ne venez pas ? répéta le cuirassier.

— Non, répondit un des plus malades, il fait trop froid.

— Et dans une heure, dans deux heures, demain, fera-t-il plus chaud ?

— Qui sait ?

— Je sais, moi, qu’il neigeait hier, qu’il neige aujourd’hui, qu’il neigera demain et ainsi de suite, jusqu’à la fin de l’hiver. Marchons ! l’armée n’est pas loin d’ici !

— Nous sommes faibles à ne plus tenir sur nos jambes et nous mourons de faim, gémit un soldat qui avait l’air d’un revenant.

— Et vous espérez sans doute que les perdreaux rôtis vous tomberont dans la bouche si vous restez ici bêtement, lâchement, accroupis près d’un feu, au milieu de tous ces morts et ces mourants ? Vous ferez ce que vous voudrez, mais je pars, moi, dussé-je partir tout seul, car je veux revoir mon pays ! Vive la France !

Le caporal et moi, émus, électrisés, courons serrer la main de ce brave et lui dire que nous sommes prêts à l’accompagner. Il nous toise des pieds à la tête et un sourire de satisfaction vient éclairer son mâle visage.

— J’ai confiance en vous, dit-il, partons.

Et nous voilà en route. Au bout de quelques instants, le caporal fut sur le point de retourner à la grange. Il souffrait beaucoup, le pauvre garçon, et sa faiblesse était extrême. Cependant il finit par se résigner. Le cuirassier, qui avait comme moi de nombreuses campagnes et pas mal de blessures