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VIE DE NAPOLÉON Ier

Le caporal, épuisé, haletant, avait de la peine à me suivre.

— Allons, lui dis-je, du courage !

— Tu marches bien trop vite, gémit-il ; je serai forcé de rester en arrière si tu continues à courir ainsi.

— Encore quelques minutes !

— Je souffre trop, ma blessure vient de se rouvrir.

En effet, il se traîne péniblement, en boitant ; les lambeaux d’étoffe qui remplacent sa chaussure sont usés, et ses pieds nus saignent par vingt crevasses. Cette vue m’afflige profondément et me fait oublier mes propres souffrances. Je force le cher éclopé de s’appuyer sur mon bras, je le traîne, je le porte en quelque sorte et enfin, après des efforts inouïs, nous arrivons au terme de cette douloureuse étape. Un bâtiment s’élève là, à une faible distance, nous y trouverons probablement du feu, et, qui sait ? peut-être un peu de paille pour nous faire un lit.

Mais, si cette maison était habitée par des Russes ? La chose est douteuse, car nous sommes certainement sur la route suivie par l’armée en retraite et, jusqu’ici, partout où elle a passé, nous n’avons rencontré que des maisons en ruines ou pour le moins abandonnées. Cependant tout est possible et nous avons appris à nous attendre aux aventures les plus désagréables. Que faire, si nous rencontrons des ennemis ?

Que faire ?… J’interroge du regard le malheureux qui s’appuie sur mon bras et qui ne vivra plus deux heures si je ne parviens pas à le mettre à l’abri du froid.

— Allons toujours, dit-il, rien ne peut plus m’effrayer. Si nous trouvons des amis, nous pourrons nous restaurer et peut-être remonter notre garde-robe. Si, au contraire, nous tombons entre les mains des Russes, quel mal peuvent-ils nous faire ? Nous tuer ? Ce serait peut-être nous rendre un grand service. N’hésitons plus, je t’en prie.

Nous faisons encore quelques pas. Derrière le bâtiment où nous allons pénétrer s’étend un bosquet d’où sortent des hommes déguenillés portant des branches de sapin ou de gros morceaux de bois mort. Ces hommes sont des Français, ils paraissent aussi malheureux que nous, ils ne nous refuseront pas une place à leur feu. Cependant notre arrivée ne paraît guère les réjouir ; ils poussent une porte, jettent de notre côté un regard méfiant et entrent, silencieux comme des fantômes, ployant sous leurs fardeaux.

Ce que nous avons pris de loin pour une habitation, n’est qu’une vaste grange. Cela n’ôte rien à notre joie. Il y a là quatre murs en troncs d’arbres bien solides, couverts d’un toit en assez bon état, dans lequel on a pratiqué un trou pour ouvrir un passage à la fumée. Nous allons trouver un asile fermé au vent et à la neige, bien sec, bien chauffé, nous pourrons dormir.

Dormir sans avoir froid, nous reposer près d’un bon feu, c’était là le grand remède dont nous avions surtout besoin.

Le caporal semblait revivre.

— Mon cher ami, dit-il, si jamais nous revoyons notre pays, je n’oublierai pas les services que tu m’as rendus… Sans toi, je serais loin d’ici, couché sous la neige, le long de ce chemin de douleur, où blanchiront les os de tant de braves.

Et sa main bleuie par le froid s’étendit vers la plaine immense toute blanche de neige, pendant que ses regards s’élevaient vers le ciel, comme pour prendre Dieu à témoin de nos horribles souffrances.