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MON COMPAGNON DE VOYAGE

“ En tout cas, nous n’eûmes à nous plaindre de rien jusqu’au départ des bleus. Mais à peine eurent-ils disparu au tournant du grand chemin, que le moulin et la ferme de mon oncle étaient la proie des flammes. Le traître qui avait voulu nous livrer était parvenu à nous rendre suspects auprès de nos concitoyens et un fanatique s’était fait incendiaire, croyant par ce crime servir sa patrie et la royauté.

“ Au lieu de rebâtir sa propriété, mon oncle se retira chez une de ses sœurs, qui possédait une petite ferme non loin de là, et nous le suivimes dans sa nouvelle retraite.

“ Pendant ce temps, les événements avaient marché ; le général Hoche venait de terminer ce que l’on a appelé “ la pacification de la Vendée, ” et nous jugeâmes prudent de retourner à Paris.

“ Tu connais les événements sanglants qui marquèrent l’avènement du premier consul et ses campagnes glorieuses.

“ J’avais à peine seize ans lorsque je m’engageai. Voyant un jour un superbe tambour major conduisant aux manœuvres de jeunes tapins à la mine éveillée et au brillant uniforme, je courus bien vite demander à mes parents la permission de m’enrôler.

“ Inutile de te dire qu’ils refusèrent énergiquement. Mais, à cette époque, un pareil refus ne servait qu’à reculer de quelques mois le moment du départ. Il fallait beaucoup de soldats à celui qui ne rêvait que batailles et conquêtes, on n’examinait pas bien soigneusement les papiers de ceux qui demandaient à servir la patrie. Je partis un beau jour sans prévenir mes parents et j’étais loin, bien loin, en Italie, lorsque je leur écrivis ma première lettre.

“ Je venais d’obtenir un congé de convalescence, après un séjour de quelques mois en Espagne, quand la grande armée partit pour la Russie. “ Tu connais le reste ; nous avons appris enfin ce que c’est que d’être battus, dispersés, livrés à l’ennemi le plus cruel que nous ayons jamais eu à combattre. Reverrons-nous notre pays ? La mort ne viendra-t-elle pas nous frapper aujourd’hui même et nous coucher là, sur la neige, comme tant d’autres qui hier encore étaient pleins de vie et de santé ? Oh ! la guerre, la guerre !…”

Pendant que mon pauvre compagnon parlait ainsi, nous avions fait beaucoup de chemin, malgré la neige qui tombait toujours et le vent qui semblait chercher à nous arrêter comme s’il se fût mis au service de l’ennemi. Mais nous approchions de l’endroit où nous espérions trouver, sinon du secours, du moins des compagnons d’infortune. Encore vingt minutes de marche et nous allions atteindre l’habitation d’où s’élevait en tourbillonnant une épaisse colonne de fumée.

C’était du moins ce que nous pensions ; mais, comme les déserts de sable, les plaines de neige ont leur mirage trompeur. Le but que vous désirez atteindre est là, devant vous, à une distance qui vous paraît petite. Cette vue fait renaitre votre courage, vous vous élancez, votre cœur bat plus vite, le salut est à quelques pas… Mais, ce que vous avez pris pour l’arrière-garde de l’armée n’est qu’un bouquet de sapins ; la colonne de fumée semble reculer à mesure que vous avancez et, différant en cela de la colonne lumineuse qui guidait le peuple d’Israël, c’est souvent vers une embuscade qu’elle vous conduit.

La grande plaine blanche s’étendait devant nous, morne, solitaire. À tout moment nous voyions des traces de bivouacs, des débris de toutes sortes, et surtout des cadavres, toujours des cadavres !