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les fruits de la guerre

Le voltigeur avait profité de ma courte absence pour empêcher, disait-il, cette mauvaise langue de nous dénoncer une seconde fois.

— Ce que vous avez fait là, m’écriai-je, est indigne d’un soldat français ! Laissez ces vengeances aussi atroces que lâches aux sauvages qui nous font la chasse en ce moment… Mais nous…

— Ta, ta, ta ! Nous avons bien le droit de faire les généreux dans ce pays de malheur ! Avec cela que cette tendre créature nous eût épargnés si l’occasion se fût présentée de nous faire tuer jusqu’au dernier !…

Je voulus répliquer, mais tout le monde, sauf le caporal, prit fait et cause pour le vieux.

Un peu de fumier est jeté sur les cadavres et la neige aura bientôt nivelé la place où reposent cinq nouvelles victimes de la guerre.

Je souffrais le martyre. Le peu de provisions que nous avions trouvées dans la ferme nous avaient coûté trop cher pour que leur conquête pût me réjouir.

Et voilà maintenant qu’une épaisse fumée sort des granges et de la maison. Après le meurtre, l’incendie !… Il est vrai, ces gens ont été bien cruels à notre égard, mais notre vengeance a dépassé les bornes.

Et je pensais en moi-même :

« Mes camarades ne m’écoutent plus. Leur conduite me répugne ; quand j’aurai retrouvé mon cousin et sa femme, je me contenterai de leur société et de celle de ce bon jeune homme qui est là, près de moi, les larmes aux yeux, cherchant à me consoler, mais affligé lui-même au-delà de toute expression. »

Nous quittâmes ce lieu de désolation et, nous orientant le mieux possible, nous reprîmes le chemin de la forêt. Il neigeait plus que jamais, et le vent soufflait avec une violence inouïe. Je me demande encore comment nous avons pu atteindre le premier massif de sapins derrière lequel nous trouvâmes un abri, sinon contre le froid, du moins contre l’horrible tempête qui nous aveuglait.

Pendant que nous prenions quelques instants de repos, secouant la neige qui nous couvrait, ajustant notre chaussure en lambeaux et nettoyant nos armes, nous entendîmes le bruit d’une fusillade.

— On attaque nos amis, m’écriai-je, volons à leur secours !

— Ce sont les cosaques qui les ont surpris, dit le vieux ; nous ne sommes ni assez nombreux, ni assez forts pour tenir tête à des soldats bien armés et bien nourris ; d’ailleurs nous arriverions trop tard.

Cet homme n’avait réellement pas de cœur.

— Alors, lui dis-je, tu serais d’avis…

— Que nous devons prendre une autre direction… Dans les circonstances actuelles je m’en rapporte au proverbe : « Chacun pour soi ! »

— C’est aussi mon idée, ajouta un jeune artilleur qui, ayant pris une bonne part du butin, ne se souciait guère de partager avec les autres.

L’indignation me fit perdre mon sang-froid et je repris d’une voix que la colère faisait trembler :

— Vous seriez donc assez lâches pour abandonner des amis dans la détresse !

— Allez à leur secours, vous et votre ami, si le cœur vous en dit, ricana le voltigeur ; quant à moi, je tiens à ma peau et je chercherai toujours à éviter la rencontre des cosaques.

— Eh bien ! m’écriai-je, tu n’es pas digne de porter l’uniforme du soldat