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IV

LES FRUITS DE LA GUERRE

UN vieux voltigeur, auquel les privations et la fatigue n’avaient pas enlevé son air martial et sa bonne mine, se joignit volontairement à nous. Il aimait les coups de main téméraires et le danger ne l’effrayait jamais. Le fusil en bandoulière, la tête haute, il souriait comme s’il se fut agi d’une simple partie de plaisir.

Le caporal prit les devants. Sa blessure le faisait moins souffrir et le repos lui avait rendu un peu de forces.

Ma cousine et son mari restèrent au bivouac. Avant de partir, je les embrassai de tout mon cœur, eux et leur chère petite. Dans la situation où nous nous trouvions, rien ne m’assurait que je devais les revoir encore.

Après avoir marché pendant environ une heure, sans faire beaucoup de chemin, à cause des arbres tombés, des trous et des ravins, nous aperçûmes, au loin devant nous, un grand espace vide.

La hache du bûcheron avait pratiqué une vaste clairière dans la forêt. La partie défrichée, à l’endroit où nous nous trouvions, était assez étroite ; mais plus loin elle s’élargissait et s’étendait à une grande distance.

Il s’agissait d’être prudents ; nous ne tenions guère à nous montrer. Aussi eûmes-nous soin de nous tenir le plus possible sous bois. Un spectacle bien fait pour nous émouvoir s’offrit bientôt à nos regards. Une petite ferme, entourée d’un jardin, était là, à cent pas de nous. Ses habitants, se croyant sans doute à l’abri d’un coup de main, n’avaient pas fui comme la plupart de leurs compatriotes. De la cheminée montait une légère colonne de fumée blanche et dans la cour un grand coq rouge, perché sur un tas de fumier, à côté d’une grange, battait de l’aile et envoyait aux échos d’alentour les notes sonores de son chant triomphal.

— Halte ! commandai-je à voix basse, tout en faisant signe à mes amis de se cacher le mieux possible.

Nous ne pouvions nous présenter tous ensemble devant des gens qui ne seraient probablement pas disposés à nous faire un accueil fraternel.

Le caporal et deux soldats choisis parmi les plus jeunes et les plus alertes prirent les devants, après avoir déposé leurs armes.

Mes autres compagnons et moi, nous nous couchâmes dans la neige, au milieu d’un groupe épais de petits sapins. Il était convenu que nos émissaires viendraient nous prévenir le plus tôt possible, dans le cas où il nous serait permis d’entrer dans la ferme. Ils devaient aussi se montrer très humbles