Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/62

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Smolensk, traverser une seconde fois cette route dévastée, le long de laquelle nous avons perdu tant de compagnons d’armes…

Nous fuyons !

Oui, ayons le courage de cet aveu, notre armée, affaiblie, découragée, misérable au-delà de toute expression, évitera désormais de rencontrer l’ennemi.

La désorganisation est complète. En voici une preuve entre plusieurs ; par la négligence de Baraguay-d’Hilliers, deux mille hommes de sa division furent faits prisonniers. Après leur avoir ordonné un mouvement en avant lors de l’attaque d’une bourgade dont j’ai oublié le nom, il omit de les rappeler en temps utile et les pauvres soldats, enveloppés par une nuée d’ennemis, furent pris comme dans un coup de filet.

On nous dit alors que Smolensk était abondamment approvisionné et que nous passerions l’hiver dans cette ville. Encouragés par cette nouvelle, nous avancions le mieux possible ; mais qui eut reconnu en nous ces soldats si gais et si robustes qui se promettaient autrefois de conquérir la Russie en quelques jours et de se reposer sur leurs lauriers après avoir assisté à la prise de St Pétersbourg et à l’humiliation du Czar ?

À Smolensk, comme partout, nous ne trouvâmes que des ruines, la misère et la faim…

Napoléon y entra, non plus sur son fougueux cheval de bataille, mais dans une voiture bien close. Il avait renoncé à son costume légendaire pour endosser la pelisse polonaise et les chaudes fourrures.

Nous étions encore 37, 000 hommes, y compris deux mille cavaliers, dont les chevaux n’avaient plus que la peau et les os.

L’intrépide Ney marchait à l’arrière-garde et, avec ses trois milles soldats, accomplissait des miracles d’héroïsme.

Nous atteignîmes ainsi la Bérésina, après avoir repoussé le mieux possible plusieurs attaques des Russes et abandonné sur notre passage d’innombrables blessés que personne ne songeait à secourir.

De plus savants que moi ont raconté le passage de la Bérésina et l’horrible boucherie qui réduisit à moins de dix mille le nombre de ceux qui, à la suite de Napoléon, atteignirent la rive gauche.

Ceci se passa le 29 novembre 1812.

La garde était réduite à 3500 hommes.

Plusieurs historiens ont beaucoup exagéré le nombre des victimes de ce dernier combat. Il y en a qui parlent de plus de cinquante mille soldats noyés dans la rivière. Je le répète, en quittant Smolensk nous étions tout au plus quarante mille, et combien avions-nous perdu de nos compagnons d’armes dans les différents escarmouches qui précédèrent la catastrophe finale ?

Le 3 décembre, Napoléon, arrivé à Malodeczno, dicta le vingt-neuvième et dernier bulletin de la campagne. Sans nous dire toute la vérité, il y faisait de la situation un tableau si sombre que les plus vaillants se découragèrent.

À Smorzoni, après avoir assemblé tous les chefs, il confia le commandement de l’armée — était-ce encore une armée ? — à Murat et nous quitta pour retourner en France.

Les tristes débris de tant de superbes régiments arrivèrent enfin sur les rives du Niémen, poursuivis par un détachement de Cosaques. Aux yeux