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Pour exécuter son dessein plus sûrement, le gouverneur Rostopchin, avant son départ, fit ouvrir les portes des prisons appelées Ostrog et Yamon, dans lesquelles étaient renfermés les malfaiteurs ; il mit en liberté environ 800 criminels, et, comme prix de leur liberté, demanda qu’ils eussent à mettre le feu à la ville. Vingt-quatre agents de police, après l’arrivée des troupes françaises, plusieurs officiers et soldats de l’armée russe reçurent ordre de rester secrètement à Moscou pour conduire les incendiaires et donner le signal de l’incendie ; et, afin d’ôter tout moyen de l’éteindre, le gouverneur Rostopchin fit sortir de la ville, dans la matinée du 14 septembre, toutes les pompes des vingt-quatre quartiers de Moscou, avec les voitures, seaux, outils, et tous les chevaux attachés à cette administration.

Des matières inflammables de différentes espèces et surtout des vaisseaux remplis de phosphore enveloppés dans du linge soufré et placés dans différentes maisons, démontrent évidemment que l’incendie avait eu lieu d’après un dessein prémédité.

Les mèches et fusées saisies sur plusieurs soldats russes et autres individus au moment de leur arrestation prouvent, au delà de toute espèce de doute, qu’ils étaient les auteurs de l’incendie, et plusieurs, pris sur le fait, ont été fusillés par les patrouilles françaises ou assommés par les habitants eux-mêmes. »

Rostopchin ne se contenta pas d’activer la destruction de Moscou ; il fit mettre le feu à sa somptueuse demeure qui lui avait coûté des millions de roubles et qui faisait l’ornement d’un des faubourgs.

En face des bâtiments en flammes, il fit planter un poteau avec cette inscription : « Français, j’ai embelli cette maison pendant huit ans, et j’y ai vécu heureux au sein de ma famille ; je la détruis, afin qu’elle ne soit pas souillée par votre présence. »

Napoléon donna ordre d’évacuer la ville. Il commençait à comprendre que l’armée russe était pour ainsi dire aussi fraîche qu’au commencement de la campagne, tandis que lui ne commandait que des troupes épuisées.

Pendant que l’élément destructeur accomplissait son œuvre néfaste, les soldats et les incendiaires se livraient au pillage.

J’eus le bonheur de rencontrer, dans une hôtellerie, une dame française qui se montra charitable à mon égard. Voyant que je ne pillais pas et que j’offrais de l’argent pour les rafraichissements que je me faisais servir, elle me força d’accepter un gros paquet de linge et des vivres faciles à conserver pendant plusieurs semaines. Elle prévoyait que j’en aurais grandement besoin bientôt.

Longtemps après, en lisant une des innombrables relations de cette campagne, j’appris que la charitable femme eut une fin cruelle. Voici son histoire en peu de mots :

Quelques heures avant notre entrée dans la ville, le gouverneur, qui avait fait partir la population russe, renvoya en même temps une soixantaine de réfugiés français, parmi lesquels se trouvait M. Aubert Chalmé, le mari de ma bienfaitrice. Napoléon se fit amener Mme Aubert Chalmé et lui demanda si le froid qui commençait à sévir en ce moment allait durer longtemps et devenir plus rigoureux. Elle répondit que l’hiver de ces contrées était terrible. Ceci le contraria au point de le rendre impoli. Il ne pouvait cependant pas espérer un climat spécial pour lui et son armée !…

La généreuse dame fut menacée et persécutée par les Russes à cause du bien qu’elle nous fit. Forcée de fuir à la suite de l’armée, elle perdit