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SMOLENSK

— Tout au plus deux cent mille hommes, y compris les malades…

— … Et les conscrits… Tu parles comme un livre. Voudrais tu me dire à présent si tous les manquants ont été tués ou faits prisonniers ?

— Un certain nombre sont morts sur les champs de bataille, mais la plupart ont déserté.

— Eh bien ! les alliés aussi ont déserté. Si nos compatriotes nous envoyaient des vivres, les Prussiens et les Autrichiens les arrêteraient au passage. Croyez-moi, mes amis, notre position n’est guère enviable. Mais mourir pour mourir, j’aime mieux tomber les armes à la main, que de crever ici de faim et d’ennui.

Sur cette question, les avis étaient donc partagés ; mais nous étions bien d’accord sur un point, c’est que la misère et la mort planaient sur ce qui restait de la grande armée.

L’empereur finit par se décider pour la marche en avant. Il voulait absolument atteindre et combattre l’armée russe. Des éclaireurs vinrent nous dire que l’infanterie ennemie était campée à une lieue de la ville, sur la route de Moscou. Ney, puissamment secondé par Gudin et Gérard, l’attaqua près de Valoutina et la mit en déroute. Mais les Russes étaient chez eux, et, le premier moment de panique passé, ils purent se retirer en bon ordre.

Ils ne nous abandonnèrent pas une seule pièce d’artillerie, et quand Murat voulut poursuivre les fuyards, il ne rencontra que des bandes isolées de cosaques. Selon leur louable habitude, ces excellents sauvages eurent bien soin de ne pas se mesurer avec nous.

Pendant cette course infructueuse, je perdis le nouveau cheval qu’on m’avait donné le matin même et dont le cavalier se mourait à l’ambulance. La pauvre bête était tombée en sautant un fossé et s’était brisé la cuisse. J’eus le courage de lui envoyer une balle dans la tête pour abréger ses souffrances. Moi, j’avais roulé à cinq pas de là, sans trop m’endommager.

Après cela, j’enfourchai le cheval d’un camarade mortellement frappé par un ennemi invisible, et rejoignis mon escadron.

Le bruit lointain du canon nous annonçait qu’un autre combat se livrait. Le corps d’armée sous les ordres du maréchal Oudinot avait été attaqué par le général russe Wittgenstein, sous les murs de Polotsk. Oudinot fut blessé à l’épaule d’un coup de biscaïen, ce qui ne l’empêcha pas de rester à cheval et de diriger ses troupes jusqu’au soir.

Quand la nuit fut venue, les deux armées campèrent à une petite distance du champ de bataille. Le matin, le vaillant Oudinot, affaibli par la perte du sang, fut forcé de remettre le commandement à Gouvion Saint-Cyr, après avoir prescrit un mouvement en arrière.

Les Russes, croyant l’armée française en fuite, se préparèrent à la poursuivre. Mais Gouvion Saint-Cyr, ayant rapidement tourné les positions de l’ennemi, l’attaqua de trois côtés à la fois avec une vigueur incroyable, lui fit subir de grandes pertes et le força à une retraite précipitée.

Cette victoire causa une grande joie à l’empereur et valut à Gouvion le titre de maréchal.

La route de Moscou était libre.

Pendant ce temps, le général en chef de l’armée russe, Barclay de Tollay, était vivement critiqué par tous ses compatriotes. On lui reprochait son origine allemande et on l’accusait de lâcheté, voire même de trahison,