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WILNA

L’esprit voyage vite. Je me rappelais mes étapes, à la suite du glorieux drapeau français, en Italie, en Égypte et en Espagne. Là aussi j’avais enduré de grandes privations, couru de grands dangers, mais au moins on se battait et après la victoire on se reposait et… on mangeait.

Ici nous marchions toujours sans rencontrer l’ennemi ; et, après de longues et pénibles marches, nous devions nous coucher à jeun ou à peu près.

Et quand cela finirait-il ?

En ce moment le jeune soldat fit un mouvement qui me tira de ma rêverie. Tout en dormant, il se retourna de manière à ce que sa tête, qui avait jusqu’à ce moment reposé sur son havre-sac, n’eut plus d’autre point d’appui que son bras replié.

J’ai bravé la mort sur vingt champs de bataille, je me suis trouvé dans les mêlées les plus sanglantes, mais jamais mon cœur ne battit avec tant de violence qu’en ce moment. Ce pain qu’on m’avait impitoyablement refusé, ce bon lard, si tendre et si nourrissant, étaient à portée de ma main. Le butin n’était plus protégé, je n’avais qu’un pas à faire pour m’en emparer.

Un combat terrible se livrait en moi. Ma conscience me disait :

— Vous ne pouvez pas exécuter votre projet coupable ; la moindre injustice est toujours une faute… Le larcin que vous voulez commettre serait un crime.

— J’ai faim ! criait mon estomac.

— Ce pauvre garçon s’est exposé à la mort pour se procurer ces provisions que vous convoitez, reprenait ma conscience.

— J’ai faim ! répétait mon estomac.

— Si vous lui enlevez son trésor, ce jeune soldat, sans énergie, sans expérience, se laissera aller au désespoir… Il a comme vous une mère, une famille qui l’attend. Ces faibles ressources serviront à le faire vivre jusqu’au moment de la victoire ou de l’arrivée des convois de ravitaillement… En les lui dérobant, vous le condamnez à une mort cruelle…

« Ventre affamé n’a pas d’oreilles, » dit le proverbe, et c’est aussi mon avis. Je me sentais capable de tout pour mettre fin à mon martyre.

— Arrive qui voudra, me dis-je ; il s’agit de profiter de l’occasion. Demain nous pouvons avoir la chance de nous battre et il faut que je me donne des forces. Que pourrais-je faire, affamé comme je suis ? En… utilisant le pain du camarade, je sers mon pays, car je lui conserve un bon soldat.

Toutes ces raisons étaient fort mauvaises, mais je les trouvais bonnes parce qu’elles servaient admirablement mes intérêts.

Je me levai avec toutes les précautions imaginables et, retenant mon haleine, regardant anxieusement de tous côtés, je fis un pas.

Mon front se couvre de sueur et je tremble des pieds à la tête.

Le conscrit étend son bras et tâtonne dans le vide, comme s’il cherchait un objet.

S’il allait se réveiller et me surprendre !

Le voici de nouveau immobile. Je fais un second pas, puis un troisième…

Et maintenant je n’ai plus qu’à me baisser.

Misère ! le pauvre garçon se retourne ; il pleure ou il a pleuré, ses yeux sont humides, ses lèvres remuent… Il rêve… « Mère, je reviendrai… J’ai froid… Les Russes arrivent… »

Le cœur me bat à rompre ma poitrine, je chancelle comme un homme ivre… Cette figure pâle et inondée de larmes me fait peur. Il me semble que je suis sur le point de commettre un crime énorme.