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VI

PREMIÈRES ÉPREUVES

COMME César passant le Rubicon, Napoléon avait déclaré qu’il ne reculerait plus.

Cette fatalité à laquelle il faisait allusion dans sa fière proclamation le poussait en avant et préparait sa ruine.

Le 22, nous campâmes près d’un grand village dont j’ai oublié le nom. Les habitants s’étaient sauvés à la hâte, ne nous laissant pas même un peu de paille pour nourrir nos chevaux.

Cela commençait mal, et cependant nous n’étions pas encore en Russie.

Il faisait une chaleur accablante ; nos chevaux souffraient beaucoup de la soif et nous-mêmes étions loin d’avoir à notre disposition de l’eau fraiche à volonté. Les vivres ne nous manquaient pas encore, mais les provisions s’épuisaient rapidement et le ravitaillement allait devenir difficile, pour ne pas dire impossible. Quant aux fourrages, la cavalerie n’en laissait pas un atôme derrière elle. Le blé encore vert et le chaume des toits, tout disparaissait comme si une nuée de sauterelles voraces se fût abattue sur cette contrée désolée.

150,000 chevaux à nourrir, ce n’est pas peu de chose, surtout lorsque l’intendance n’a pas à sa disposition une seule mesure d’avoine, une simple botte de foin !

Vers 8 heures du soir, comme je me promenais au milieu des longues lignes de nos chevaux au piquet, je rencontrai un camarade que j’avais perdu de vue depuis deux ans. Plus avant et plus heureux que moi, il avait eu de l’avancement : l’empereur l’avait décoré et il portait fièrement le brillant uniforme de sous-lieutenant des hussards. Toujours fidèle à l’amitié, il me serra la main avec une satisfaction visible et me força de partager avec lui quelques douceurs qu’il était parvenu à se procurer.

Cela me fit le plus grand bien. Une parole amie, une marque d’affection, quand on est à la veille d’événements redoutables et loin de sa patrie, cela vaut mieux que des trésors.

Le 23 juin, nous campâmes tout près du Niémen, sur la frontière russe, que nous devions franchir le lendemain. À 9 heures du soir, les soldats du Génie commencèrent la construction de trois ponts. Les travaux se firent en silence et avec une rapidité extraordinaire, car tout se trouva prêt avant