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EN ROUTE

— Si tu crois, dit-il, que tous ces hommes sont sincères, tu te trompes singulièrement. La crainte seule inspire ces démarches, et si jamais nous nous faisons battre en Russie, tous ces gredins se tourneront contre nous.

— Heureusement, répondis-je, que pareille chose n’est pas à craindre.

— Qu’en sais-tu ?

— Quatre cent mille soldats commandés par Napoléon lui-même marchent en avant, nous avons une réserve de plus de deux cent mille hommes, des munitions, des vivres…

— Pas trop…

— Comment ! Tu n’as donc pas remarqué ces immenses convois qui encombrent les routes ?

— Cela prouve que nous sommes nombreux, il est vrai, mais nous aurons bientôt épuisé ces provisions. Cela prouve aussi que Napoléon ne compte pas trop sur les pays que nous allons traverser. Ce n’est pas la première fois qu’il y passe, lui ; il connait les rigueurs du climat et le caractère sauvage des habitants.

— Laissons faire l’empereur ; as-tu vu hier à la parade comme il avait l’air joyeux ?

— Il n’est pas infaillible… Il devrait savoir qu’il y a dans son armée autant d’étrangers que de Français et que les désertions pourraient creuser de grands vides dans nos rangs.

Mon ami parlait encore, lorsque je vis, à l’autre bout de la place sur laquelle nous nous étions rencontrés, Napoléon entouré d’un brillant état-major de rois et de généraux. Des acclamations enthousiastes retentissaient de tous côtés, et je courus tout joyeux me mêler à un groupe d’amis qui fumaient et buvaient gaiement devant la porte d’une auberge.

Nous étions loin de prévoir le sort terrible qui nous attendait.

Le 28 mai, nous quittâmes Dresde et nous passâmes par Posen, Thorn et Dantzig, puis par Kœnigsberg, où l’empereur fixa son quartier général.

Je remarquai dans cette dernière ville que Napoléon avait l’air préoccupé et j’appris pour quelle cause il s’arrêtait en route au lieu de se porter vivement en avant. Lauriston, son ambassadeur, devait faire une démarche suprême pour décider l’empereur Alexandre à prêter son concours au blocus ce qui nous eût fait retourner sur nos pas. Une dépêche annonçant la rupture définitive arriva le 21 juin.

Le dé était jeté ; les diplomates avaient terminé leur besogne, le canon allait parler.

Nous arrivâmes à Wilkowski, où la proclamation suivante, que je copiai sur mon carnet, nous fut communiquée :


Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée ; la première s’est terminée à Fridland et à Tilsit : à Tilsit, la Russie a juré éternelle alliance à la France et guerre à l’Angleterre ; elle viole aujourd’hui ses serments ; elle ne veut donner aucune explication de son étrange conduite que les aigles françaises n’aient repassé le Rhin, laissant par là nos alliés à sa discrétion. La Russie est entraînée par la fatalité, ses destinées doivent s’accomplir. Nous croirait-elle dégénérés ? Ne serions-nous plus les soldats d’Austerlitz ? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre : le choix ne