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Car ce livre se ferait, je l’avais promis trop souvent au vieux père Eloi, à Jean le Hussard, à Catherine la vivandière et à tant d’autres qui ont fumé mon tabac et trinqué avec moi à la gloire du vainqueur d’Austerlitz.

Je viens de mêler un nom de femme à ceux de mes vénérables amis d’autrefois. Il faudra bien que je m’explique à ce sujet.

La mère Catherine était une pensionnaire de l’hôpital de mon village. La supérieure de cet établissement charitable était ma tante, et il m’était permis de visiter, les jours de congé, les jardins immenses et le vaste verger où se promenaient les vieillards et les convalescents, où ils travaillaient même un peu, quand le temps et leurs forces le permettaient.

Un jour je poursuivais de jeunes oiseaux qui avaient déserté leur nid au moment où je m’en approchais. Je surpris, au milieu d’un épais massif de fleurs et d’arbustes, une vieille femme qui tirait d’une pipe noircie par l’usage assez de fumée pour mettre en fuite tous les maringouins du voisinage.

Nous eûmes peur tous les deux et ensemble nous poussâmes un petit cri de surprise.

La bonne femme fut la première à se remettre.

— Tu ne me trahiras pas ? me dit-elle.

— Je n’ai jamais trahi personne, répondis-je en la regardant bravement en face. D’ailleurs, tu ne fais rien de répréhensible ; quand je serai grand, je fumerai comme toi.

— C’est une autre question, dit la vieille en sortant de sa cachette ; tu es ou tu deviendras un homme, tandis que moi, je ne suis qu’une pauvre créature…

— Où donc as-tu appris à fumer comme cela ? demandai-je, plein d’admiration pour le fourneau brun de la pipe.

— Quand j’étais Soldat, répondit-elle en cachant le précieux calumet dans la poche de son tablier.

— Ah ! vous êtes Catherine la Vivandière ! m’écriai-je tout joyeux, cessant de la tutoyer, par respect.

— Oui, petit, c’est moi.

— Est-il vrai que vous avez été en Espagne ?

— Certainement ! J’ai pris part au siège de Saragosse.

— Et en Russie ?

— Si j’ai été en Russie ! Que ne puis-je y retourner, avec la grande armée, vaincre tous ces sauvages et leur dire : Rendez-moi mon enfant, ou je vous étrangle du premier jusqu’au dernier !

En disant cela, elle brandissait le poing et une si grande colère se lisait sur sa face ridée, que, tout saisi, je fis un pas en arrière.

Catherine s’aperçut de ma frayeur et poursuivit en adoucissant sa voix :

— Pardonne-moi, petit, tu n’es pas capable de me comprendre. Je vais t’expliquer la chose en deux mots. Mon mari était soldat, et moi je vendais à manger et à boire à ses compagnons d’armes. Nous avons parcouru ainsi plusieurs pays, et, le bon Dieu m’en est témoin, j’ai adouci les derniers moments de plus d’un guerrier tombé sur le champ de bataille. J’avais un tout petit enfant, quand l’empereur s’avisa de déclarer la guerre à la Russie sans nous consulter… Ce que je dis là te fait sourire, n’est-ce pas, gamin ? Tu es d’avis que Napoléon avait, pour leur demander des conseils, ses généraux, ses ministres et ses ambassadeurs. Du beau monde, ma foi ! qui est toujours fourré dans les salons et qui ignore ce que souffre le pauvre peuple