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vie de napoléon ier

mettre au comte. Au moment de partir, le brave Polonais m’embrassa fraternellement et aujourd’hui encore je pense à lui comme à un ami digne de toute mon affection.

Au bout de quelques semaines, le doux soleil du printemps ayant fondu la neige, j’eus le bonheur de me rendre utile en travaillant au jardin ou dans le parc avec les ouvriers du château. Tout en payant ainsi en partie ma dette de reconnaissance, j’éprouvai un grand soulagement. Quand le corps se fatigue, l’esprit se repose. Le travail, courageusement accepté, met dans le cœur une joie bien douce, le contentement du devoir accompli.

Rien de bien remarquable n’arriva pendant la plus grande partie de l’été, sinon qu’un jour, comme j’étais grimpé sur un arbre pour dénicher des oiseaux à la prière de mes petits amis, les enfants du baron, je vis, près de la clôture, un soldat français couvert de haillons qui me supplia de lui donner un morceau de pain. Je courus bien vite plaider sa cause auprès de mes bienfaiteurs et j’eus le bonheur de le faire accueillir comme je l’avais été moi-même.

Anselme D., mon nouvel ami, avait passé par de rudes épreuves avant d’atteindre l’oasis où nous passions, comme il disait, notre carême avant la fête de la délivrance. D’un caractère toujours joyeux, bon peintre et caricaturiste, il a laissé à nos généreux bienfaiteurs des croquis et des tableaux qu’ils ont sans doute conservés avec soin, moins à cause de leur mérite artistique réel, que pour l’agréable souvenir qui s’y rattachait.

Vers la fin du mois d’août, le baron vint nous dire qu’on avait vu des cosaques dans le village voisin. Ceci suffit pour nous faire prendre la résolution de partir immédiatement. Notre hôte s’y opposa. Ne voulant pas l’exposer au moindre danger à cause de nous, je proposai à Anselme de nous mettre en route pendant la nuit. Mon ami ne fit aucune objection. Mais le charitable baron avait deviné nos intentions ; il nous surprit au milieu de nos préparatifs, nous gronda paternellement, se fâcha même un peu, et force nous fut d’attendre encore, malgré nos inquiétudes sans cesse renaissantes.

Enfin, les perquisitions devenant de plus en plus sévères la noble famille céda à nos instances pressantes et consentit à notre départ.

Un serviteur fidèle, qui connaissait tous les sentiers à cinq lieues à la ronde, se chargea de nous faire traverser la frontière.

Je ne dirai rien de nos adieux. Toujours les mêmes scènes attendrissantes dont le souvenir me fait encore éprouver aujourd’hui des émotions comprises par ceux-là seuls qui ont souffert et aimé.

La nuit était belle… pour nous, au moins, car il faisait noir comme dans un four et le silence n’était troublé que par le bruit de nos pas.

C’était tout ce qu’il nous fallait pour éviter de tomber entre les mains de nos bons camarades, les cosaques. Peu à peu l’espérance, cette grande consolatrice des malheureux, rentra dans mon cœur. Encore trois étapes et nous verrions enfin cette terre neutre où nous pourrions marcher sans crainte, au grand jour. Puis, une fois en Autriche, il ne nous serait pas difficile de nous procurer un peu d’argent, de voyager en diligence, de hâter l’heureux moment du retour.

Revoir ma patrie ! C’était toujours la même pensée qui venait me ranimer, me faire oublier mes peines et mes douleurs.

On me dit qu’il y a ici-bas des frères et des sœurs qui vivent loin les uns des autres, qui ne se voient jamais, qui ne s’écrivent jamais, qui n’éprouvent