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culière du linge qui a blanchi sur l’herbe parfumée et séché au grand air et que je me glissai entre deux draps fins et souples, il me sembla que je n’avais plus rien à désirer. Au bout de quelques minutes, je me sentis partir pour le pays des rêves et je dormis jusqu’au soir.

Je ne suis qu’un pauvre soldat, un vieux radoteur de "Napoléoniste," comme on dit, et je ne connais pas l’art d’émouvoir les cœurs ou d’exciter la curiosité à l’aide de ces subtilités de langage qui donnent une grande valeur aux choses les plus simples. Mais je serais le plus grand littérateur du monde, que je renoncerais encore à décrire le bien-être que j’éprouvai en m’éveillant, reposé, fortifié, heureux de vivre.

Assis sur le bord de mon lit, je regardais, tout rêveur le feu qui s’éteignait en jetant parfois la lueur vacillante de ses dernières flammes dans tous les coins de la chambre.

Tout-à-coup la porte s’ouvrit et le baron entra, suivi d’un domestique.

— Vite, vite, dit-il, cachez-vous ; les cosaques seront ici dans quelques minutes.

J’étais au désespoir. Comment, les cosaques sont là ! Ils vont fouiller la maison, me découvrir peut-être et, alors, quel sera le châtiment de mes bienfaiteurs ?

Quant aux dangers qui me menaçaient moi-même, je n’y songeais pas. Moi, je n’étais rien, absolument rien qu’un malheureux, condamné à mourir aujourd’hui ou demain, ici ou un peu plus loin. On n’avait qu’à me livrer et tout serait dit.

Le comte se fâcha. Ce n’était pas ainsi qu’il prétendait pratiquer les saints devoirs de l’hospitalité.

Alors j’insistai, je voulus m’en aller immédiatement, fuir, me cacher dans les bois, me jeter dans un puits, disparaitre d’une manière ou d’une autre. Mais compromettre mes bienfaiteurs, jamais ! Et tout en disant cela, je voulus m’habiller. Le baron et son domestique eurent toutes les peines du monde à me retenir. Je finis par céder.

Le danger, me disait le baron, n’était pas assez grand pour nous faire perdre la tête. Les cosaques étaient de terribles brigands, mais ils n’avaient pas inventé la poudre ; on n’aurait pas de peine à les tromper. Je n’avais qu’à faire ce que me dirait le domestique : lui-même irait au devant de l’ennemi.

Il descendit, me laissant là avec une espèce de colosse, fort comme un cheval, mais bon enfant et doux comme un mouton, qui, ne sachant pas un mot de français, s’expliquait par signes.

Ayant compris ce qu’il voulait de moi, je me glissai entre deux matelas, le long du mur. Le Polonais, après avoir caché mes vêtements, se déshabilla, s’enveloppa la tête d’un grand foulard et se coucha à ma place.

Au bout de deux minutes, je l’entendis ronfler comme un tuyau d’orgue. Il jouait son rôle avec autant de talent que le plus roué des comédiens.

J’étais bien loin d’être à mon aise ; à moitié étouffé, manquant d’air, je me disais que, si ce supplice se prolongeait trop longtemps, je devais infailliblement périr. Puis, si les cosaques me trouvaient, quelle horrible situation !

Et mes bienfaiteurs ?… On les maltraiterait peut-être, on confisquerait leurs biens, on les jetterait en prison !… Je ne pouvais pas permettre cela et mon devoir était d’aller au-devant des Russes pour leur dire que j’étais