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peu de nourriture et quelques lambeaux de linge pour panser nos plaies. Pourrait-on refuser cela à deux malheureux sur le point de succomber, et se trouverait-il sur la terre une créature humaine assez barbare pour nous repousser ?

Et me voilà dans la rue, hésitant encore, tremblant, me préparant à tendre humblement la main.

Je m’approche d’une maison qui se distingue des autres par le soin minutieux avec lequel les abords sont entretenus. À l’intérieur, j’entends un enfant qui pleure, et une voix de femme, fraîche et claire, chante gaîment pour apaiser le petit mécontent. Cette voix si douce, c’est la voix d’une mère ; il y a là une femme qui sait aimer et compatir ; lorsqu’elle verra ma misère, son cœur sera ému de compassion. Elle songera sans doute que son enfant peut se trouver un jour comme moi dans la plus extrême misère, forcé d’implorer la charité des étrangers. Oui, tout me dit que cette femme sera miséricordieuse.

Cependant j’hésite encore. Je tremble, mon cœur bat à rompre ma poitrine, je suis forcé, pour ne pas tomber, de m’appuyer contre le mur de la cabane. Si cette femme allait s’effrayer à ma vue, se mettre à crier, appeler son mari, ses voisins, parmi lesquels il s’en trouvera certainement qui voudront se donner le cruel plaisir de me maltraiter, de me tuer peut-être ?…

Chassant cette cruelle pensée, je frappe ou plutôt je gratte timidement à la porte ; comme un criminel qui frémit en songeant qu’il va se trouver devant ses juges, j’attends tout tremblant.

La porte s’ouvre…

Raphaël n’a jamais peint Madone plus belle que cette jeune mère à l’opulente chevelure blonde, aux grands yeux bleus, aux lèvres roses, au teint d’une fraîcheur merveilleuse. Et qu’il était beau, le gros bébé jouflu qu’elle tenait par la main ! Mais quel cœur de tigre dans ce corps d’ange ! À peine ai-je eu le temps de formuler mon humble prière, qu’un violent coup de poing en pleine figure m’envoie rouler au milieu de la rue ; puis la mégère ferme la porte en poussant de grands cris.

À cet appel, une douzaine de paysans sortent de leurs demeures. Voyant de quoi il s’agit, ils retournent chez eux et reviennent bientôt, armés de haches, de bâtons et de fourches.

Étourdi et sentant que les forces vont bientôt me manquer, je me mets cependant à courir, tout en criant à mon ami de se tenir caché. Malheureusement, le pauvre garçon ne l’entend pas ainsi. Je le vois sortir du hangar, pâle, défait, se traînant à peine, mais beau d’audace et de fierté.

— Fuis, me dit-il ; pendant que ces brutes m’achèveront, tu pourras atteindre la forêt et échapper à leur vengeance !

Et, sans hésiter, le front haut, les bras croisés sur la poitrine, il se place au milieu du chemin.

Les paysans s’arrêtent indécis. L’homme le plus sauvage du monde doit éprouver quelque répugnance à frapper un ennemi qui ne se défend pas. Mais l’hésitation de nos bourreaux ne dure pas longtemps. Ils nous reprochent l’incendie de Moscou et tombent sur nous à coups de poings et de bâtons.

Dès la première attaque, n’ayant aucune arme pour me défendre, étant d’ailleurs trop faible pour tenir tête à tous ces forcenés, je jugeai prudent