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AGONIE

Je fis un pas vers la porte. Mais pour rien au monde, je ne fus parti sans mon ami. Je voulais seulement lui faire peur.

Ma ruse réussit. Il me rappela.

— Voyons, me dit-il, aie pitié de moi ; accorde-moi encore quelques instants. Il fait si bon ici, près du feu ; la chaleur fermera mes plaies, et je serai plus fort quand mon sang ne coulera plus.

Je ne répondis pas, mais je me mis à envelopper ses pieds. Le malheureux blessé ne cessait de me remercier. Je lui fis endosser une capote pas trop usée enlevée à un mort et il consentit enfin à me suivre, non sans jeter un dernier regard de regret sur les flammes gaies et claires du foyer.

Dehors, l’obscurité était complète. Le vent soufflait avec moins de violence, mais la neige tombait toujours.

— Rentrons, me dit le caporal, il fait si noir que nous tomberons dans quelque précipice.

— Marchons, répondis-je ; sur notre route nous trouverons d’autres bivouacs dont les feux nous guideront.

Nous avancions lentement, nous heurtant parfois à des cadavres ou à des affûts brisés qui barraient la route.

Au bout de deux heures, nous nous trouvâmes au milieu d’un village. Pour la première fois depuis longtemps nous étions dans le voisinage de maisons habitées. Nous allions demander l’aumône aux Russes, c’est-à-dire à nos ennemis les plus acharnés. Le caporal me proposa d’attendre le jour ; frapper le soir, à la première porte venue, sans avoir exploré les environs, c’était courir volontairement de trop grands dangers. Mieux valait, disait-il, attendre au lendemain.

Alors nous pourrions peut-être nous adresser à une femme ou à un enfant qui nous traiteraient avec moins de rigueur que ces paysans à l’air féroce dont la haine pour les soldats français s’était, d’après ce qu’on nous avait raconté, signalée par les plus grands excès.

J’accédai au désir de mon compagnon d’infortune, et nous nous mîmes à la recherche d’une étable où d’une grange où il nous serait possible de passer le reste de la nuit.

Après avoir cherché pendant quelque temps, nous arrivâmes à une espèce de remise remplie de paille et de foin. En y pénétrant, je heurtai du pied quelques betteraves abandonnées là depuis la veille peut-être, car elles étaient à peine gelées. Ces racines étaient pour nous un trésor inestimable ; nous nous mîmes à en manger avec une avidité incroyable.

Puis, ayant creusé un trou dans un tas de fourrages secs, nous nous serrâmes l’un contre l’autre et bientôt, après avoir prié le Ciel de nous protéger, nous goûtâmes les bienfaits du sommeil.

Quand je me réveillai, le jour était venu. Mon ami dormait toujours, et je vis qu’il lui serait impossible de se remettre en route. Ne voulant pas l’abandonner, je me levai tout doucement, et, me cachant avec soin, j’inspectai les environs.

Il y avait là une quinzaine de petites fermes, entourées chacune d’un lopin de terre.

Toutes ces maisons, sauf celle dont la remise nous avait servi de chambre à coucher et de salle à manger, étaient bâties en troncs d’arbres à peine équarris ; elles avaient l’aspect le plus misérable et leurs habitants ne devaient pas être en état de nous offrir une aumône bien abondante.

Mais il nous fallait si peu de chose. Une petite place au coin du feu, un