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pont à travers le San. Notre sort en dépend : le San va-t-il grossir ? S’il grossit, il emportera le pont, et alors, plus d’issue.

En ce moment difficile le commandant du 13ème régiment des tirailleurs, le colonel Gambourtzev, vient d’être blessé d’une balle en montant le perron de l’état-major. Tous les officiers supérieurs sont hors de combat, il n’y a personne pour les remplacer. Je me promène, accablé, de long en large dans notre masure. Markov se lève.

— Excellence, confiez-moi le 13ème régiment.

— Je vous en prie, mon cher, avec joie !

Cette idée m’était déjà venue, mais j’éprouvais un certain embarras à en parler à Markov, de crainte qu’il ne s’imaginât que je voulais l’éloigner de l’état-major.

Depuis, avec son glorieux régiment, Markov marcha de victoire en victoire. Il avait déjà mérité la croix et les armes de Saint-Georges et, depuis neuf mois, le Grand Quartier ne confirmait pas sa promotion : son tour d’ancienneté, exigé par le formalisme rigide, n’était pas encore venu.

Je me rappelle les jours de la pénible retraite de Galicie, lorsque les troupes étaient suivies d’une foule désordonnée de gens affolés, incendiant leurs maisons et leurs villages, emmenant les femmes, les enfants, le bétail et les hardes… Markov était à l’arrière-garde et devait faire immédiatement sauter un pont à travers le Styr, si je ne me trompe, où se pressait une masse mouvante d’êtres humains. Ému par leur désespoir, au risque d’être coupé, Markov soutint un combat de six heures, défendant la traversée, jusqu’à ce que le dernier chariot eût franchi le pont.

Cet homme ne vivait pas, il brûlait dans un élan continuel.

Un jour, je perdis tout espoir de le revoir… Au commencement de septembre 1915, pendant la première opération de Loutzk, gloire de notre division, entre Olyka et Klevan, la colonne de gauche, commandée par Markov, rompit le front autrichien et disparut. Les Autrichiens reformèrent leurs lignes. Pendant toute la journée nous n’eûmes pas de nouvelles. À la tombée de la nuit, inquiet du sort du 13ème régiment, j’allai à cheval jusqu’au bord élevé d’un ravin d’où j’observai les lignes ennemies et les environs silencieux. Soudain, de loin, du fond d’une forêt épaisse, tout à fait en arrière des Autrichiens, retentirent les sons endiablés de la musique du 13ème régiment des tirailleurs. Je sentis mon cœur allégé d’un grand poids.

— Je me trouvais dans un tel imbroglio, racontait plus tard Markov, que le diable lui-même n’aurait pas su reconnaître où étaient les tirailleurs et où les Autrichiens. Et par-dessus le marché voici qu’il commençait à faire nuit. Je résolus d’encourager et de rallier mes hommes à l’aide de la musique.

Sa colonne mit en déroute l’ennemi, fit près de 2.000 prisonniers,