parole, il savait se rapprocher de tous les milieux — des officiers, des soldats, de la foule parfois hostile, — et les gagner à sa profession de foi, droite, claire et incontestable. Il se retrouvait fort bien dans la situation militaire et facilitait grandement ma tâche.
Markov avait un trait particulier : la droiture, la franchise, la véhémence avec lesquelles il attaquait ceux qui, à son avis, ne montraient pas assez de connaissances, d’énergie ou de courage. Il en résultait la dissemblance des sentiments qu’il inspirait : tant qu’il était à l’état-major, les hommes lui témoignaient soit de la froideur (dans la brigade) soit même de l’hostilité (durant la période où l’Armée Volontaire se trouvait à Rostov). Mais à peine Markov se mêlait-il aux combattants, qu’il suscitait des sympathies (les tirailleurs) et même de l’enthousiasme (les volontaires). Les troupes avaient leur mentalité à part : elles n’admettaient pas de blâme violent venant de Markov, officier de l’état-major ; mais Markov compagnon d’armes, — dans son éternelle vareuse de fourrure, avec son képi rejeté en arrière, brandissant son invariable « nogaïka », dans une chaîne de tirailleurs, sous le feu violent de l’adversaire, — ce Markov-là pouvait être aussi violent que possible, pouvait crier, injurier ; ses paroles inspiraient du plaisir aux uns, de l’amertume aux autres, mais, toujours, elle inspiraient le désir sincère de se rendre digne de l’approbation d’un tel chef.
Je me rappelle une période difficile de la vie de la brigade, — en février 1915, dans les Carpathes ([1])… La brigade, très avancée, est à moitié cernée par l’adversaire, qui commande les hauteurs et fait feu même sur des hommes isolés. La situation est intenable ; nos pertes sont lourdes, et il n’y a aucun avantage à nous laisser sur ces positions ; cependant la 14ème division d’infanterie, voisine de nous, informe l’état-major : « Le sang se fige dans les veines à l’idée que nous abandonnerons ces positions et qu’il faudra ensuite reprendre les mêmes hauteurs qui nous ont déjà coûté des torrents de sang… » Ainsi donc, j’y reste. La situation, cependant, est fort grave et demande que l’état-major soit aussi près que possible des troupes ; je le transporte donc en première ligne, dans le village Tvorilnia.
Après avoir passé onze heures sur les routes boueuses et dans les sentiers des montagnes, arrive le comte Keller, commandant de notre détachement. Il se repose un peu à notre état-major.
— Eh bien, maintenant, allons visiter les lignes.
Nous nous mettons à rire.
— Il ne faudra pas aller loin ! On n’a qu’à sortir sur le perron, si toutefois, les mitrailleuses ennemies le permettent.
Keller partit, fermement décidé à retirer la brigade de ce guet-apens.
La brigade fond. Derrière nous, il n’y a qu’un méchant petit
- ↑ Les positions près du mont Odril.