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voïtenko, homme sans aucune individualité ou devenu tel grâce aux conditions du service, ils étaient absolument inadmissibles à l’égard des généraux qui l’occupèrent ultérieurement : Loukomsky et Yousefovitch. Ils ne pouvaient accepter cette façon d’agir.

Le général Loukomsky protestait ordinairement en présentant des rapports où il exposait son avis, désapprouvant le plan de l’opération. Certes, cette protestation n’avait qu’une valeur académique, mais elle garantissait son auteur contre le jugement de l’histoire. Le général Klembovsky, qui exerça, avant moi, les fonctions de chef de l’état-major du Généralissime, fut obligé de subordonner sa présence à ce poste à une condition : la non-ingérence dans les compétences que la loi lui attribuait.

Auparavant, M. V. Alexéiev avait tenu entre ses mains toutes les branches de l’administration. Cela lui devint matériellement impossible quand elles se furent étendues considérablement. Et c’est ainsi que je pus jouir de la plénitude de mes fonctions en tout, sauf… la stratégie.

Ce furent de nouveau des télégrammes d’ordre stratégique rédigés par Alexéiev en personne ; des instructions, des directives dont le Général-quartier-maître (Yousefovitch) et moi nous ne comprenions pas toujours le motif. Souvent, à trois (Yousefovitch, Markov[1] et moi) nous discutions cette question ; Yousefovitch, plus expansif, s’agitait et demandait nerveusement à être envoyé dans une division : « Je ne peux pas n’être qu’un scribe. À quoi bon un Général-quartier-maître au Grand Quartier puisque n’importe quel employé de bureau peut copier à la machine les directives… »

Nous commencions tous deux à songer au départ. Markov déclara que sans nous il ne resterait pas un seul jour. Enfin, je décidai d’en parler franchement à M.-V. Alexéiev. Nous nous excitâmes tous les deux et nous nous séparâmes en amis, mais sans avoir tranché la question.

« Est-ce que je ne vous laisse pas prendre la part la plus large au travail ? Que dites-vous là, Anton Ivanovitch ! » s’exclamait Alexéiev sincèrement surpris — car, durant toute la guerre, il s’était habitué à un certain ordre des choses qui lui semblait naturel et normal.

Nouvelle « conférence » à trois. Après de longues discussions, nous convînmes que le plan général de la campagne de 1917 avait été élaboré depuis longtemps ; que des changements essentiels étaient impossibles ; que les détails de la concentration et du déploiement des troupes, dans l’état où elles se trouvaient, étaient une question discutable et pouvant être difficilement escomptée ; que nous pourrions réaliser certaines modifications du plan ; que notre départ in corpore pouvait nuire à la cause et compromettre

  1. Deuxième général-quartier-maître.