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Kérensky, champion des comités des soldats à la tribune, qui, énervé, lance de son wagon à un aide de camp :

« Envoyez-les donc promener, ces sacrés comités ! »

Tchéidzé et Skobelev qui, dans une séance avec le gouvernement et les généraux en chef, défendent chaleureusement la démocratisation de l’armée et qui, dans l’intervalle, en prenant leur thé, reconnaissent, dans une conversation privée, la nécessité d’une discipline militaire rigoureuse et avouent leur impuissance à faire accepter cette idée par le Soviet…

Je le répète, alors déjà, à la fin du mois de mars, on sentait à Pétrograd que le carillon de Pâques n’avait que trop duré et qu’il était temps de sonner le tocsin d’alarme. De tous ceux avec qui j’eus l’occasion de m’entretenir, deux hommes seulement ne se faisaient aucune illusion :

Krymov et Kornilov.

* * *


Pour la première fois je rencontrai Kornilov sur les champs de Galicie, près de Galitch, à la fin d’août 1914, lorsqu’il prit le commandement de la 48ème division d’infanterie et que j’assumais moi-même celui de la 4ème brigade des tirailleurs (dite brigade de fer). Depuis, pendant quatre mois de combats ininterrompus, pénibles et glorieux, nos unités marchèrent côte à côte, faisant partie du 24ème corps d’armée, battant l’ennemi, franchissant les Carpathes ([1]), faisant incursion dans la Hongrie. Vu la grande étendue des fronts, nous nous voyions rarement, ce qui ne nous empêchait pas de nous bien connaître. C’est alors que m’apparurent les traits dominants de Kornilov-chef : une grande habileté à instruire les troupes : en quelques semaines, il fit de la 48ème division d’infanterie, unité de second ordre de la zone de Kazan, une excellente division de combat. Il possédait, en outre, un grand esprit de décision et une extrême obstination à poursuivre l’opération la plus difficile, qui semblait vouée à l’échec ; un courage personnel exceptionnel qui imposait beaucoup aux troupes et le rendait très populaire parmi les soldats ; enfin, il observait scrupuleusement toutes les prescriptions de la morale militaire vis-à-vis des unités voisines et de ses compagnons d’armes, — chose contre laquelle péchaient souvent aussi bien les chefs que les unités.

Après son évasion étonnante de la captivité autrichienne, — il avait été pris, grièvement blessé, en couvrant la retraite de Broussilov, dans les Carpathes, — Kornilov commandait, au début de la révolution, le 25ème corps d’armée.

Tous ceux qui connaissaient un peu ce général pressentaient qu’il était appelé à jouer un rôle important au cours de la révolution.

  1. Kornilov, près de Goumenny, et moi, près de Mesolabortche.