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était définitivement résolue en faveur d’Alexéiev. Cependant, comme il était considéré comme un homme de caractère faible, le gouvernement trouva bon de mettre à côté du généralissime, pour remplir les fonctions de général, chef de son état-major, un général de l’active. Je fus désigné pour prendre ce poste, qui, en attendant que je me mette au courant, devait être provisoirement assumé par le général Klembovsky, alors aide immédiat d’Alexéiev ([1]).

Encore que préparé à cette proposition par les « échos » du journal de Kiev, je me sentais cependant ému et même un peu oppressé par les vastes perspectives de travail qui s’ouvraient devant moi d’une façon aussi inattendue et par l’énorme responsabilité morale qu’impliquait cette nomination. Je refusai longtemps et très sincèrement, alléguant des motifs suffisamment sérieux : tout mon service s’était passé dans l’armée active et dans les États-majors de l’armée active ; durant toute la guerre j’avais commandé une division ou un corps d’armée, et je me sentais de grandes dispositions et une véritable vocation pour l’existence du combattant et pour le service actif ; je n’avais jamais eu l’occasion d’aborder des questions de politique, de défense nationale et d’administration d’une telle envergure… Il y avait aussi une autre circonstance qui me déplaisait fort : il apparut que Goutchkov avait franchement expliqué à Alexéiev les motifs de ma nomination et en avait fait au nom du Gouvernement Provisoire, une espèce d’ultimatum.

Il en résultait une grande complication : un chef d’État-major imposé et, de plus, pour des motifs rien moins qu’agréables.

Mes objections demeurèrent vaines. Je me réservai cependant le droit, avant de donner mon acquiescement, de causer en toute franchise avec le général Alexéiev.

Dans le bureau du ministre je rencontrai mon camarade, le général Krymov ([2]) et assistai avec lui au rapport des sous-secrétaires à la guerre ([3]). Questions courantes, sans intérêt. Nous sortîmes avec Krymov dans une pièce voisine, où il n’y avait personne. On causa à cœur ouvert.

« Pour Dieu, ne refuse pas ce poste, c’est indispensable. »

Il me fit part de ses impressions, parlant à phrases hachées, selon son habitude, un langage original, un peu brutal et sur un ton toujours sincère.

  1. Le général Klembovsky avait été nommé à ce poste par le général Gourko à l’époque où celui-ci remplaçait Alexéiev, malade, à la tête de l’état-major du Généralissime.
  2. Le général Krymov, chef de la division d’Oussouri, plus tard commandant du 3ème corps de cavalerie, a joué un rôle important dans l’action de Kornilov. Avant la révolution, il fut un des instigateurs du coup d’État de palais qui se préparait.
  3. Filatiev, Novitzky, Manikovsky et le sénateur Garine.