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et, par endroits, vente des biens militaires, chevaux, armes, etc. Ce n’est qu’alors que les Allemands comprirent la tragique situation des officiers russes. Et nos volontaires furent bien des fois témoins de l’humiliation et des larmes amères des officiers allemands, autrefois impassibles et hautains.

– Ne nous avez-vous pas fait subir la même chose, à nous autres Russes…

– Pas nous, notre gouvernement, répondaient-ils.

En hiver 1918, je reçus en ma qualité de Commandant en Chef de l’Armée Volontaire, la proposition d’un groupe d’officiers allemands demandant à s’enrôler dans notre armée comme simples soldats…

On ne peut pas, de même, expliquer la débâcle par le retentissement psychologique des échecs et de la défaite. Les vainqueurs, eux aussi, ont connu les troubles dans l’armée : il y eut des défections parmi les troupes françaises, qui occupaient au commencement de 1918, la Roumanie et la région d’Odessa ; et dans la flotte française de la mer Noire, et parmi les contingents anglais envoyés dans la région de Constantinople et dans la Transcaucasie ; et même dans la puissante flotte anglaise au plus haut degré de sa satisfaction morale due à la victoire : au moment où la flotte allemande était faite prisonnière.

Les troupes n’obéissaient plus aux chefs, et seule une démobilisation rapide et de nouveaux renforts, en partie volontaires, modifièrent la situation.

Quel était l’état de l’armée russe au moment où éclata la révolution ?

Depuis des siècles toute notre idéologie militaire reposait sur la célèbre formule :

Pour la religion, pour le tsar, pour la patrie.

Des dizaines de générations avaient grandi, étaient éduquées et éduquaient les autres en s’inspirant de cette idéologie. Mais elle ne pénétrait pas assez profondément dans les masses du peuple, dans le gros de l’armée.

L’esprit religieux qui, depuis des siècles, avait poussé des racines profondes dans le peuple russe, se trouvait quelque peu ébranlé au commencement du xxe siècle. Le peuple théophore, à l’âme universaliste, grand de sa simplicité, de sa vérité, de son humilité, de son esprit de pardon, ce peuple véritablement chrétien, perdait peu à peu son caractère propre, se laissant de plus en plus dominer par les intérêts matériels dans lesquels il apprenait ou on lui apprenait à voir le seul but et le sens unique de la vie. Le lien entre le peuple et ses directeurs spirituels se relâchait peu à peu, ceux-ci s’en éloignant à leur tour de plus en plus, entrant au service du gouvernement dont ils partageaient dans une certaine mesure les défauts. Ce processus de la transformation morale du peuple russe est trop profond et trop important pour qu’on puisse en faire entrer l’étude