Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/51

Cette page n’a pas encore été corrigée


Tard dans la nuit, le train emportait l’empereur abdicataire vers Mohilev. Un silence de sépulcre, les stores baissés, des réflexions pénibles, très pénibles. Personne ne connaîtra jamais les sentiments qui ont agité l’âme de Nicolas II — père, monarque et homme tout court — lorsque, à Mohilev, dans son entrevue avec Alexéiev, le regardant de ses yeux las et doux, il lui dit avec une espèce d’hésitation :

J’ai changé d’avis. Je vous prie d’envoyer ce télégramme à Pétrograd.

Sur une feuille de papier, d’une écriture nette, l’empereur avait écrit de sa propre main qu’il consentait à ce que son fils Alexis montât sur le trône.

Alexéiev emporta le télégramme, mais… il ne l’envoya pas. Il était trop tard : deux manifestes avaient déjà été portés à la connaissance du pays et de l’armée.

« Pour ne pas troubler les esprits », Alexéiev n’a jamais montré ce télégramme à personne ; il le garda dans son portefeuille et, me le remit à la fin de mai en quittant le commandement suprême. Ce document, intéressant pour les futurs biographes de Nicolas II, fut conservé plus tard dans un dossier secret à l’administration du Grand Quartier Général.

* * *


Cependant, le 3 mars, vers midi, les membres du gouvernement et du Comité Provisoire ([1]) se réunissaient chez le grand duc Michel Alexandrovitch, qui, depuis le 27 février, n’avait eu aucun contact ni avec le G.Q.G., ni avec l’empereur. Au fond, la question était jugée d’avance, aussi bien en raison de l’état d’esprit qui régnait au Conseil des délégués ouvriers après que le manifeste y fut connu par le Comité Exécutif du Soviet votant une résolution de protestation, qu’en raison de l’attitude intransigeante de Kérensky et de la corrélation générale des forces : excepté Milioukov et Goutchkov, tous les autres « sans avoir absolument aucune intention d’exercer sur le grand-duc quelque pression que ce fût », lui persuadaient, cependant, d’un ton passionné, de renoncer à la couronne. Milioukov avait beau mettre en garde ses collègues, en affirmant qu’ « un pouvoir puissant… a besoin de l’appui d’un symbole familier aux masses », que le « Gouvernement Provisoire, resté seul, peut être submergé par l’océan des troubles populaires et ne pourrait se maintenir jusqu’à l’Assemblée Constituante. » ([2])

Après s’être encore une fois entretenu avec le président de la Douma, Rodzianko, le grand-duc annonça qu’il était définitivement décidé à abdiquer.

  1. Le prince Lvov, Milioukov, Kérensky, Nekrassov, Terestchenko, Godnev, Lvov, Goutchkov, Rodzianko, Choulguine, Efremov, Karaoulov.
  2. Milioukov, Histoire de la Deuxième révolution russe