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On décida de continuer la guerre. Il fallait par conséquent maintenir l’armée et permettre qu’il y régnât un certain esprit conservateur, gage de sa stabilité et de la sécurité du pouvoir. Il est, certes, impossible de tenir l’armée à l’écart, lors des grands bouleversements historiques — mais il ne faut pas qu’elle se transforme en une arène de luttes politiques, il ne faut pas que ses hommes, au lieu de servir l’État, deviennent des prétoriens ou des gardes du corps (à la solde des tsars, de la démocratie révolutionnaire ou des partis).

On la détruisit.

Une armée ne peut exister selon les principes que la démocratie révolutionnaire avait instaurés. Voici qui est significatif : toutes les tentatives faites, dans la suite, pour combattre le bolchevisme par les armes ont débuté par l’organisation d’une armée selon les principes réguliers de l’administration militaire, et c’est là aussi que le haut commandement des Soviets en est venu. C’est une vérité immuable que ne sauraient dénaturer ni les catastrophes, ni les erreurs des dictateurs militaires ou des forces qui ont soutenu ou combattu ces derniers. Peu importe que ces erreurs aient entraîné des échecs (plus tard, je dirai la vérité là-dessus). Et voici encore qui est frappant : les groupes dirigeants de la démocratie révolutionnaire n’ont pu créer aucune force armée — si ce n’est cette ridicule « Armée populaire » sur le « front de l’Assemblée Constituante ». C’est cette expérience qui a conduit les socialistes russes émigrés à la théorie de la non-résistance : il ne faut plus lutter les armes à la main, il faut souhaiter et attendre l’évolution du bolchevisme à l’intérieur, ou son renversement par certaines forces — immatérielles ! — « du peuple lui-même ». Mais ces forces, quoi qu’il en soit, ne pourront s’exercer que par le fer et dans le sang. Et ainsi la « Grande Révolution sans une goutte de sang » nage dans le sang du commencement à la fin.

Laisser tomber cette question — la reconstruction, d’une armée nationale sur des bases solides — ce n’est pas la résoudre.

Eh quoi ? Pense-t-on qu’à la chute du bolchevisme la paix et la béatitude descendront brusquement sur ce malheureux pays qui aura subi un esclavage pire que celui des Tartares, qui aura été saturé de querelles, de vengeances, de haines… et qui possédera des armes en abondance ? Est-ce qu’à la chute du bolchevisme les aspirations intéressées de mainte puissance étrangère s’évanouiront ? Ne se feront-elles pas plus ardentes, au contraire, quand tout danger de contagion soviétique aura disparu ? Enfin même au cas où la vieille Europe, moralement métamorphosée, aurait transformé ses glaives en faucilles, est-il impossible qu’apparaisse un nouveau Gengis Khan surgi des entrailles de cette Asie qui a, depuis des siècles, tant de comptes à régler avec l’Europe ?