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trop souvent, mis en avant les « forces élémentaires » déchaînées. Ce « métal en fusion » qui a supprimé Kérensky avec une rare facilité, a été comprimé par l’étau de fer de Lénine-Bronstein. Et voilà plus de trois ans que triomphe le bagne bolcheviste.

Si un pouvoir aussi cruel, mais guidé par la raison, et par le désir sincère de préparer l’avènement du peuple, s’était exercé, s’il avait réfréné la licence, en quoi la liberté avait dégénéré, et s’il avait duré jusqu’à l’Assemblée Constituante, le peuple russe ne l’eût pas condamné ; au contraire, il l’eût béni. Dans l’avenir, telle sera la situation de tout pouvoir provisoire qui prendra la lourde succession du bolchevisme. La Russie ne le jugera pas sur son origine plus ou moins légale, elle le jugera sur ses actes.

Si le renversement de l’autorité funeste de l’ancien gouvernement a été un exploit héroïque dont le gouvernement provisoire voulait consacrer la gloire par un monument érigé au cœur de la capitale, pourquoi la tentative de jeter bas le pouvoir pernicieux de Kérensky — tentative que Kornilov risqua après avoir épuisé tous les moyens pacifiques et qui fut provoquée par le ministre-président lui-même — est-elle qualifiée de rébellion ?

Du reste, le besoin impérieux d’une autorité puissante n’est pas particulier à la période qui a précédé l’Assemblée Constituante. C’est en vain que cette Assemblée elle-même, en 1918, a demandé au pays non plus de lui obéir, mais de la soustraire aux voies de fait qu’exerçait sur elle une horde de matelots en révolte. Il n’y eut pas un bras pour la défendre. Il est possible que cette assemblée, née dans l’émeute et la violence, n’exprimât pas les aspirations du peuple russe : la prochaine les reflétera plus exactement. Cependant les partisans les plus enthousiastes du dogme démocratique, ceux qui ont la foi la plus ardente en son infaillibilité, sauront, je l’espère, regarder en face toutes les éventualités. L’avenir, en effet, héritera d’un peuple dont l’entière métamorphose, physique et psychologique, est un phénomène inédit que personne n’a jamais étudié encore. Sait-on s’il ne faudra pas établir par le fer et par le sang le principe de la démocratie, l’Assemblée Constituante elle-même et ses prescriptions ?…

Quoi qu’il en soit, le gouvernement provisoire avait été, en apparence, universellement reconnu. Il est difficile et inutile de distinguer ce qui procédait de sa bonne volonté et de ses convictions sincères, et ce qui lui a été imposé par la violence du Soviet. Tsérételli avait le droit d’affirmer « qu’en aucun cas, touchant les problèmes essentiels, le gouvernement provisoire ne refusa la conciliation » — mais nous aussi, nous avons le droit de peser au même poids leurs travaux et leurs responsabilités.

Toute leur action, intentionnellement ou non, s’est réduite à détruire. Le gouvernement supprimait, abolissait, réformait, autorisait… C’était là toute son œuvre. La Russie de cette période, c’est, à mes yeux, une vieille maison prête à s’écrouler, exigeant