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CHAPITRE XXXIV

Quelques bilans de la première période de la révolution.


Le temps n’est pas encore venu où l’histoire brossera, en toute impartialité, un vaste tableau de la révolution russe. Le recul manque. Nous en avons assez cependant pour constater certaines manifestations partielles et les expliquer. Nous pouvons aussi dissiper certains préjugés et erreurs qui les enveloppent.

La révolution était inévitable. On dit qu’elle a été voulue du peuple tout entier. Ce n’est vrai qu’à un point de vue : toutes les classes de la société étaient également mécontentes de l’ancien pouvoir — et ce fut la cause de la révolution. Mais touchant son extension, touchant les buts qu’elle devrait atteindre, il n’y avait aucune entente : il était fatal qu’apparussent des crevasses profondes, dès le jour qui suivit la chute du régime.

La révolution avait un visage multiple. Pour les paysans, elle était la terre qu’ils obtenaient enfin ; pour les ouvriers, les bénéfices de l’industrie ; pour la bourgeoisie libérale, une transformation de la vie politique, et des réformes sociales modérées ; pour la démocratie révolutionnaire, le pouvoir et toutes les conquêtes sociales possibles ; pour l’armée, la suppression des chefs et la fin de la guerre.

Après que le tsarisme fut tombé, le pays ne connut, jusqu’à la convocation de l’Assemblée Constituante aucun pouvoir légitime, plus ou moins fondé en droit. Le fait est tout naturel : il en est toujours ainsi dans les révolutions. Mais certaines gens, les uns de bonne foi, les autres en faussant à dessein le sens des mots, créèrent les théories tout à fait erronées de « l’origine démocratique du gouvernement provisoire » ou des « pleins pouvoirs du Soviet des députés ouvriers et soldats », organe qui représentait, soi-disant, « toute la démocratie russe ». Il faut avoir une conscience très élastique pour soutenir, d’une part, les principes de la démocratie et s’insurger avec véhémence contre tout écart dans l’application des formules et des méthodes que comportent des élections légales, et pour saluer, en même temps, l’organe tout puissant de la démocratie dans le Soviet de Pétrograd ou dans le congrès des Soviets — dont le système électif fut singulièrement rudimentaire et unilatéral. Ce n’est pas sans motif que le Soviet de Pétrograd se fit longtemps prier, avant de publier la liste de ses membres. Quant à l’autorité suprême, sans insister sur ce qu’avait de « démo-