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Russie d’innombrables malheurs — des complications sur le front, une nouvelle guerre civile à l’intérieur. Pour toutes sortes de raisons, politiques et autres, il fallait nous juger à Berditchev, le plus rapidement possible, et par l’entremise du tribunal militaire révolutionnaire ».

Le Comité du front et le Soviet des députés ouvriers et soldats de Kiev refusèrent d’autoriser notre transfert, malgré tous les raisonnements, toutes les protestations et toutes les instances de Chablovsky et des membres de la commission qui assistaient à la séance. À Mohilev, il y eut conférence à ce sujet entre Kérensky, Chablovsky (qui rentrait à Pétrograd), Jordansky et Batogue. Ils tombèrent d’accord, tous sauf Chablovsky, pour déclarer, sans équivoque, que le front était surexcité, que la foule des soldats s’agitait et exigeait des victimes, et qu’il était nécessaire de donner une issue au courant, fût-ce au prix d’une injustice… Chablovsky sursauta et déclara qu’il ne saurait admettre une attitude pareillement cynique, en matière de droit et de justice.

Cette histoire, je m’en souviens, me stupéfia. Sans parler de la différence des points de vue — en quoi la culpabilité de Kornilov consistait-elle, du moment que le ministre-président admettait lui-même que la fin justifie les moyens, quand il s’agit du salut de l’État ?

Le 14 septembre, en dernière « instance d’appel », il y eut controverse à Pétrograd. Le Comité central finit par se ranger à l’opinion de Chablovsky et envoya à Berditchev une résolution dans ce sens.

C’est ainsi que notre « lynchage » projeté fut évité. Mais les institutions révolutionnaires locales avaient encore un moyen de se débarrasser du « groupe de Berditchev » sans rien risquer – un moyen facile : laisser agir la colère du peuple…

Le bruit avait couru qu’on nous emmènerait le 23, puis on annonça que ce serait pour le 27, à cinq heures du soir, à la gare des voyageurs.

Rien n’était plus facile que de nous faire partir à la dérobée : soit en auto, soit au milieu d’un peloton d’élèves – officiers, soit même en wagon — une ligne à voie étroite aboutissait au corps, de garde : elle allait se greffer sur la voie ordinaire en dehors de la gare et de la ville ([1].) Mais ce procédé si simple n’entrait pas dans les vues du commissariat et des comités.

Le général Doukhonine demanda du Grand Quartier Général à l’état-major du front s’il y avait, à Berditchev, des troupes sûres ; il offrait d’envoyer, pour faciliter notre transfert, une escorte

  1. Le matin même de notre départ on nous conduisit aux bains, accompagnés d’une seule sentinelle, à une verste de la prison. Personne n’y prêta attention.