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en se bornant aux indications de la loi, tout en tenant compte des circonstances spéciales, sur les lieux, ou bien, s’il lui fallait attendre des instructions politiques que lui donnerait le pouvoir central. On lui répondit qu’il devait, dans cette affaire, ne s’appuyer que sur la loi, strictement… sans négliger cependant la situation, sur les lieux ([1]).

Pour se conformer à ces directives, Jordansky décida de nous déférer à un tribunal militaire révolutionnaire. Une des divisions du front qui étaient, naguère, sous mes ordres, fournit les juges et les jurés. Le capitaine Pavlov, membre du Comité exécutif du front Sud-Ouest, fut nommé accusateur public.

C’est ainsi que furent sauvegardées la compétence, l’équité et l’impartialité.

Jordansky avait un si grand désir de nous voir condamnés qu’il proposa, le 3 septembre, à la commission, de remettre nos dossiers au tribunal militaire révolutionnaire, sans attendre la fin de l’instruction générale. On jugerait les accusés par groupes, dès que leur culpabilité serait établie.

Nous ignorions complètement ce qui se passait dans le monde — et cela nous accablait. De temps en temps, Kostitsyne nous mettait au courant des principaux événements, mais la tournure que leurs donnaient les commissaires nous déprimait encore davantage. Ce qu’il y avait de clair, c’est que le pouvoir était tout à fait désorganisé ; le bolchevisme levait la tête toujours plus haut ; la perte du pays était inévitable.

Vers le 8 ou le 10 septembre, après la clôture de l’instruction, les conditions de notre détention changèrent. Des journaux nous arrivèrent, dans nos cachots, tout d’abord à la dérobée, puis officiellement, dès le 22. D’autre part, après la relève d’une de nos compagnies de garde, nous fîmes une expérience : pendant une promenade au corridor, je m’approchai de Markov et nous engageâmes la conversation. Les sentinelles nous laissèrent parler ; dorénavant, tous les jours, nous faisions la causette ; quelquefois, on nous faisait taire, nous obéissions tout de suite ; le plus souvent, on ne disait rien. Dans la deuxième moitié de septembre, on autorisa les visites. La curiosité des « camarades » du Mont Chauve était vraisemblablement satisfaite. Il en venait beaucoup moins autour du préau ; j’allais chaque jour faire ma promenade. Je voyais les autres détenus et nous échangions quelques paroles. Nous savions, au moins, ce qui se passait ; nous pouvions communiquer ; nous n’étions plus déprimés par un isolement rigoureux.

Les journaux nous apprirent la constitution d’une commission d’enquête chargée, sous la présidence de Chablovsky, procureur

  1. Communiqué officiel, publié par la « Rietch » du 3 septembre 1917.