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une compagnie au 153ème régiment de Pultusk. Je supprime définitivement le régime des coups. Je fais un essai infructueux de « discipline consciente »… Oui, M. Kérensky, et cela, quand j’étais jeune. J’avais, de fait, aboli les sanctions disciplinaires : « Surveillez-vous les uns les autres, contenez les indisciplinés : vous êtes tous de braves gens ; démontrez que vous n’avez pas besoin de la schlague ». Mon année à la compagnie est terminée : tout ce temps-là mes hommes se sont conduits médiocrement, ont travaillé sans ardeur… Après mon départ, le vieux sergent-major rengagé Stzépourt rassemble la compagnie, brandit significativement son poing fermé et déclare, clairement et distinctement :

— Maintenant, vous n’avez plus affaire au capitaine Dénikine. C’est compris ?

— C’est compris ! M. le sergent-major.

Et l’on m’a dit, dans la suite, que la compagnie s’était bientôt reprise.

Puis éclate la guerre de Mandchourie. Nous sommes battus. On espère réorganiser l’armée. Dans les journaux que la censure étouffe, je lutte, sans détours, contre l’inertie, l’ignorance, les privilèges et les passe-droits. Je défends la condition de l’officier et celle du soldat. Époque périlleuse — j’ai mis sur une carte tout mon service à venir, toute ma carrière… Me voici à la tête d’un régiment. Je m’efforce sans cesse d’améliorer la vie du soldat. Après mon expérience au régiment de Pultusk, je suis devenu exigeant — mais j’ai le souci de la dignité de mes hommes. Alors, me semble-t-il, nous nous comprenions, eux et moi, nous ne nous étions pas étrangers. Puis c’est la guerre, de nouveau. Je commande la « division de fer ». Je vis avec le tirailleur, je travaille avec lui. Mon état-major se trouve toujours près de la ligne de feu ; je partage avec les troupes la boue, la misère, le danger. Ensuite, c’est la longue voie douloureuse, coupée de combats héroïques, au cours desquels la vie en commun, les souffrances partagées et la gloire chèrement acquise nous ont toujours plus unis, nous insufflant les mêmes croyances, nous rapprochant étroitement.

Non, jamais, je n’ai été l’ennemi du soldat.

Je rejette ma capote, je saute sur mes pieds et m’approche de la fenêtre où grimace un curieux suspendu à la grille, vomissant les gros mots.

— Tu mens, soldat ! Tu répètes les paroles d’autrui ! Si tu n’es pas un lâche embusqué, si tu t’es battu, tu as vu tes officiers tomber en héros. Tu les as vus…

Les mains ont lâché les barreaux : le soldat a disparu. Ça aura été l’accent bourru de ma brusque interpellation qui a exercé sur lui, malgré ma triste situation de captif, une influence que l’atavisme seul peut justifier.

À la fenêtre, au judas, de nouveaux visages apparaissent…