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siège sera proclamé à Pétrograd et l’on promulguera les lois qui dérivent du « programme Kornilov ». Le généralissime ne vous adresse qu’une demande : veuillez envoyer au Grand Quartier quelques dizaines d’officiers sûrs ; officiellement : pour y étudier le maniement des lance-bombes et des lance-torpilles ; réellement : pour rejoindre, à Pétrograd, le détachement d’officiers.

Il m’apprit ensuite ce qu’il y avait de neuf au Grand Quartier Général, où régnait un moral excellent. Il m’annonça, entre autres nouveautés, une série de nominations prochaines dont on parlait pour les circonscriptions militaires de Kiev, d’Odessa, de Moscou. Il m’indiqua la composition présumée du futur gouvernement : il cita les noms de plusieurs ministres actuels et d’autres personnages que j’ignorais. Dans toute cette affaire, on ne voyait pas bien le rôle que jouerait le gouvernement provisoire et surtout Kérensky. Avait-il consenti au changement complet de la politique militaire ? Se retirerait-il ? Serait-il balayé par des événements dont la logique pure ni la raison perspicace ne pouvaient deviner le développement et les conséquences ?

Je consigne, dans ce volume, la marche des événements d’août dans la succession et sous les aspects où ils m’étaient apparus sur le front Sud-Ouest, pendant ces journées tragiques. Je fais abstraction de la lumière qu’aujourd’hui le recul a jeté sur les faits et les personnages.

Je donnai des ordres pour le départ des officiers dont il avait été question. Je pris toutes précautions utiles pour leur éviter les complications — à eux et à leurs chefs. Mais je suppose qu’ils n’ont pu arriver à Pétrograd avant le 27. Je ne communiquai les renseignements que j’avais à aucun des commandants d’armée. Parmi les officiers supérieurs du front, aucun n’avait de données réelles sur les événements qui allaient se dérouler.

La révolution russe, la chose était claire, entrait dans une phase nouvelle. Qu’en adviendrait-il ? Nous en discutâmes pendant de longues heures, Markov et moi. Tandis que lui, nature nerveuse, passionnée, exubérante, allait d’un extrême à l’autre, en passant par tous les sentiments et tous les états d’âme, j’avais, moi aussi, des alternatives d’espérance et d’alarme. La crise était fatale, inévitable : nous en avions tous deux le sens très net, la vision très claire. En effet, les Soviets bolchevistes et semi bolchevistes — c’est, tout un — conduisaient la Russie à la ruine. On ne pouvait éviter la collision. Y avait-il là-bas, une chance réelle de succès… Ou rien que le courage suprême du désespoir ?