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de Raspoutine et d’un cabinet responsable, il se heurtait au même regard impénétrable, si bien connu, et à cette réponse sèche :

— Je le sais.

Pas un mot de plus.

Mais dans tout ce qui avait trait à l’administration de l’armée, l’empereur avait toute confiance en Alexéiev dont il écoutait toujours les longs rapports, peut-être trop détaillés. Il les écoutait patiemment et attentivement, encore que ce domaine ne semblât pas l’intéresser outre mesure. Certaines divergences de vues ne survenaient que dans des questions secondaires, les nominations dans l’entourage immédiat du tsar, la création de nouvelles fonctions, etc.

L’indifférence absolue de l’empereur pour les questions de haute stratégie m’apparut en toute évidence après la lecture d’un document très important : le procès-verbal des délibérations du Conseil Militaire convoqué au Grand Quartier, à la fin de 1916, sous la présidence de l’empereur ; ce conseil, comprenant tous les commandants en chef et les membres supérieurs du G.Q.G. devait examiner les plans de la campagne de 1917 et de l’offensive générale.

Cette délibération dont chaque phrase a été soigneusement notée, fait apparaître le caractère autoritaire et le rôle dirigeant du suppléant provisoire du chef de l’état-major, le général Gourko ; les tendances tant soit peu égoïstes des commandants en chef cherchant à adapter les axiomes stratégiques aux intérêts particuliers de leurs fronts, et, enfin… l’indifférence absolue du généralissime.

Les rapports entre l’empereur et le chef de l’état-major demeurèrent les mêmes, lorsque ce dernier poste fut assumé par le général Gourko. En automne 1916, Alexéiev tomba gravement malade et alla se soigner à Sébastopol. Néanmoins, il restait en contact avec le G.Q.G., avec lequel il communiquait par fil direct.

* * *


Cependant, la lutte de la Douma d’Empire (le bloc progressiste) contre le gouvernement, lutte qui, sans aucun doute, avait toutes les sympathies d’Alexéiev et du commandement, devenait de plus en plus âpre. Le compte rendu, interdit à la presse, de la séance du 1er novembre 1916, avec les discours historiques de Choulguine, Milioukov, etc., était répandu en copies manuscrites dans toute l’armée. L’état d’esprit était tel que ces copies, loin de rester clandestines, étaient lues et âprement discutées aux mess des officiers.

« J’ai été extrêmement frappé », me disait un socialiste connu, membre de l’Union des Villes, qui, pour la première fois, vint à l’armée en 1916, « de voir la liberté que l’on mettait partout, dans toutes les unités, aux mess des officiers, en présence des supérieurs, dans les états-majors, etc., à parler de l’insuffisance du gouvernement