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Son apparence bourrue, sa parole sèche, qu’une émotion sincère n’animait qu’à de rares intervalles, le contenu de ses propos surtout — tout cela ressemblait si peu aux mots d’ordre vertigineux suscités par la révolution ; sa simple foi de soldat, catéchisme du devoir, n’avait rien qui pût enflammer les troupes de Pétrograd. Son inaptitude aux petitesses de la politique, son aversion professionnelle pour les procédés qu’appliquaient, en joignant leurs efforts, les bureaucrates de carrière, les sectaires des partis avancés et les conspirateurs, l’empêchaient, malgré son titre de commandant de la région militaire de Pétrograd, d’influer sur le gouvernement et de s’imposer au Soviet qui, d’ailleurs, sans motifs, se défia du général dès sa nomination.

Kornilov aurait pu mater les prétoriens de Pétrograd, au risque de périr lui-même dans la lutte ; mais il ne pouvait pas gagner leurs sympathies.

Lui-même, il avait le sentiment que l’atmosphère de la capitale ne lui convenait pas. Le 21 avril, après la première émeute bolcheviste, le comité exécutif du Soviet arrêta que, sans son autorisation, aucune troupe ne pourrait sortir, en armes, de la caserne. Cette décision força Kornilov à abandonner un poste qui ne lui donnait aucun droit, tout en lui imposant une lourde responsabilité. Son désistement avait encore une autre cause : le commandant en chef de la région militaire de Pétrograd ne dépendait pas du Grand quartier général, mais du ministre de la guerre. Or, le 30 avril, Goutchkov donna sa démission : Kornilov ne voulut pas rester aux ordres de Kérensky, vice-président du Soviet de Pétrograd.

La garnison et les chefs militaires de la capitale se trouvaient dans une situation inextricable. On dut, coûte que coûte, chercher une solution à ce problème compliqué. Le Grand quartier général, d’accord avec l’état-major de la région de Pétrograd, établit un projet dont Kornilov avait pris l’initiative et que le général Alexéiev approuvait pleinement. Il s’agissait de créer un front spécial, chargé de défendre les voies d’accès à la capitale par la Finlande et le golfe de Finlande. Ce front aurait été constitué par les troupes de Finlande, de Cronstadt, du bord de la mer, des fortifications de Reval et par la garnison de Pétrograd. Les bataillons de réserve, transformés en régiments actifs, auraient été groupés en brigades. La flotte de la Baltique aurait — probablement — été comprise dans le système. Ce plan, parfaitement logique au point de vue stratégique, d’autant plus qu’on annonçait un important renforcement des effectifs allemands sur les routes conduisant à Pétrograd, aurait permis au commandant en chef d’opérer, de plein droit, des dislocations de troupes, à des échanges entre le front et l’arrière, etc. Je ne sais si l’on serait arrivé ainsi à délivrer la capitale de sa garnison, devenue un vrai fléau pour les habitants, pour le gouvernement provisoire et même, en septembre, pour les éléments non bolchevistes du Soviet. Dans