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où il analysa la situation de l’arrière et les dispositions des réserves et des garnisons. Il confirma une grande partie de mes assertions.

Le général Roussky, qui suivait alors un traitement aux eaux du Caucase et qui n’était plus très au courant de la vie de l’armée, examina la situation d’après les discours qu’il venait d’entendre. Il mit en parallèle, au point de vue historique et au point de vue moral, l’armée d’autrefois et l’armée révolutionnaire. Il fut cassant et violent. Quand Kérensky prit la parole, il découvrit dans le discours de Roussky un appel à restaurer… l’ancien régime autocratique. Les hommes nouveaux ne pouvaient comprendre la douleur profonde de ce vieux soldat devant le désastre de l’armée. Kérensky ignorait probablement que les groupes tsaristes avaient, de leur côté, furieusement accusé Roussky de libéralisme, à propos du rôle qu’il avait joué dans l’abdication de l’empereur.

On lut ensuite la dépêche de Kornilov. En voici les principales thèses : il fallait rétablir la peine de mort à l’arrière, surtout pour refréner les débordements des bandes de réservistes ; restituer aux chefs leur autorité disciplinaire ; limiter les compétences des comités de troupe et les rendre responsables de leurs actes ; interdire les meetings, la propagande antipatriotique, l’accès dans la zone des armées de tous les délégués, de tous les agitateurs politiques. Tous ces vœux, je les avais formulés dans mon rapport : on leur donna le nom de « réaction militaire ». Mais Kornilov apportait de plus des propositions d’un autre genre : il demandait qu’on renforçât l’institution des commissaires aux armées. On enverrait des commissaires dans tous les corps d’armée, on leur donnerait le droit de confirmer les verdicts des tribunaux militaires révolutionnaires. Il demandait encore une épuration décisive du haut commandement. Cette dernière clause impressionna vivement Kérensky. Il y vit « une profondeur et une largeur d’idées » autrement intéressantes que les opinions des « vieux raisonneurs » enivrés, à son jugement, « du vin de la haine… » Il y avait là, sûrement, un malentendu. L’épuration de Kornilov ne visait nullement les chefs attachés aux fortes traditions militaires (on avait alors le tort d’assimiler ces hommes aux monarchistes réactionnaires), mais bien les mercenaires de la révolution, gens sans convictions, sans caractère, incapables de prendre leurs responsabilités.

Tout en reconnaissant l’exactitude des faits exposés par nous, touchant la situation générale des armées, Savinkov, commissaire du front sud-ouest, déclara, en son propre nom, que la démocratie révolutionnaire n’en était pas responsable : l’ancien régime lui avait donné en héritage des soldats qui n’avaient aucune confiance en leurs chefs. Parmi ces derniers, il y avait bien des suspects, au point de vue militaire comme au point de vue politique. Le rôle des nouvelles institutions révolutionnaires était de rétablir des rapports normaux entre les officiers et les soldats. (Les commissaires