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avait perdu la force d’attaquer. D’autre part, cet arrêt résultait des plans du quartier général allemand.

On institua sur le front la peine de mort et des conseils de guerre révolutionnaires. Kornilov donna l’ordre de fusiller les déserteurs et les pillards (les cadavres, marqués de pancartes explicatives, devaient être exposés le long des routes ou sur des tertres) ; il créa des bataillons de choc composés de volontaires et d’élèves des écoles militaires, destinés à lutter contre les fuyards, les voleurs et les bandits. Enfin il défendit les meetings sur le front : il ordonna de les disperser par les armes.

Ces mesures que Kornilov prit de son propre chef, sa parole hardie et franche, le langage ferme qu’il parlait au gouvernement — au mépris de la discipline — et surtout ses actes énergiques, tout cela augmenta singulièrement son autorité aux yeux de la démocratie libérale et des officiers. La démocratie révolutionnaire de l’armée elle-même, crut voir en Kornilov, au moment où l’effroyable désastre l’avait frappée de stupeur, son unique recours dans ce malheur : lui seul pouvait tirer le pays de cette situation désespérée.

La journée du 8 juillet ([1]), on peut le dire, décida du sort de Kornilov : pour beaucoup de gens, il devint un héros national. On mit en lui les plus grands espoirs ; on croyait qu’il sauverait la patrie.

Me trouvant à Minsk, j’étais très mal renseigné sur ce qui se passait dans les milieux militaires : j’eus, cependant, l’impression très nette que Berditchev ([2]) devenait, grâce à l’influence exercée par Kornilov, le vrai centre moral de la Russie. L’étoile de Kérensky et celle de Broussilov pâlirent subitement. Dès lors les armées furent dirigées selon une méthode nouvelle et singulière : on nous envoyait de Berditchev la copie d’une « prescription impérative » ; ou bien l’on nous informait d’une décision claire et ferme prise par le chef ; quelques jours après, cette décision nous revenait sous forme de loi ou d’ordre du jour — de Pétrograd ou de Mohilev…

Incontestablement, la tragédie de juillet avait quelque peu dégrisé nos soldats. Tout d’abord un sentiment de honte se manifesta : ce qui était arrivé était trop scandaleux, trop ignominieux ; la conscience la moins scrupuleuse, le moral le moins délicat n’auraient pu absoudre ces turpitudes. Je me rappelle avoir passé plusieurs jours au milieu des soldats dont la foule inondait alors tous les chemins de fer : c’était en novembre, je m’étais évadé des prisons de Bykhovo, je fuyais sous un nom supposé, en civil. Les soldats causaient, évoquaient leurs souvenirs. Je ne leur entendis jamais avouer cyniquement leur participation à la félonie de juillet. Tous, ils cherchaient à expliquer les événements ; ils en voyaient

  1. C’est le jour où il occupa le poste de commandant en chef du front Sud-Ouest et où il transmit au gouvernement provisoire ses premières exigences.
  2. Siège de l’état-major du front Sud-Ouest.