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fut marquée par un malentendu vraiment fâcheux : l’état-major de l’armée annonça, par erreur, aux troupes la visite de Kérensky. Cette substitution involontaire causa un vif mécontentement et une grande agitation : plusieurs régiments déclarèrent qu’on les trompait et que, si le camarade Kérensky ne venait pas, personnellement, leur ordonner d’attaquer, ils ne sortiraient pas des tranchées. La deuxième division du Caucase envoya même des délégués aux informations. Il fallut, à Pétrograd, pour les calmer, promettre que le camarade Kérensky arriverait sous peu. On dut inviter le ministre de la guerre. Celui-ci partit sans joie : sa campagne de discours sur le front Sud-Ouest l’avait désillusionné. Il fit une tournée de plusieurs jours, vit les troupes, parla, moissonna des transports passionnés et dut, à plusieurs reprises, essuyer des contretemps fâcheux. Les événements de Pétrograd interrompirent son voyage : le 4 juillet, il partit — mais bientôt, il revint, enflammé d’enthousiasme ; un nouveau thème oratoire l’inspirait, qu’il sut exploiter à fond ; c’était : « le couteau plongé dans le dos de la révolution ([1]) ». Mais quand il rentra au Grand Quartier Général, sa tournée finie, il déclara nettement à Broussilov :

— Décidemment je ne crois pas au succès de l’offensive.

D’ailleurs, Kérensky envisageait avec le même pessimisme une autre question encore : l’avenir du pays. Je me rappelle une de ses conversations à laquelle je pris part avec deux ou trois de ses intimes ([2]). Il analysa les étapes consécutives de la révolution russe et nous affirma que nous ne réussirions pas à éviter la terreur.

Le temps passait et l’on différait toujours le début de l’offensive. Le 18 juin, je rédigeai pour les troupes du front l’ordre du jour que voici :

« Les armées russes du front Sud-Ouest viennent d’infliger aujourd’hui même une défaite à l’ennemi dont elles ont rompu les lignes. C’est le commencement d’une bataille décisive : les destinées du peuple russe en dépendent — et sa liberté. Nos frères, sur le front Sud-Ouest, avancent, victorieusement, sans ménager leur vie. Ils attendent de nous une prompte assistance. Ne les trahissons pas ! L’ennemi entendra bientôt le tonnerre de nos canons. J’appelle les troupes du front Ouest à déployer toutes leurs énergies et à préparer sans délai l’offensive ! Si nous hésitons, nous encourrons la malédiction du peuple russe qui nous a confié la défense de sa liberté, de son honneur et de ses biens. »

Ont-ils compris tout le tragique de la situation, ceux qui ont lu cet ordre du jour publié dans les journaux, au mépris des principes élémentaires du secret d’opérations. Toutes les lois de la stratégie étaient bouleversées. Le commandant en chef russe, impuissant

  1. Allusion aux émeutes de Pétrograd (du 3 au 5 juillet).
  2. Petchersky, président d’un comité ; Kalinine, commissaire aux armées.