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s’évanouirent — et je n’éprouvai plus qu’une pitié infinie pour ces malheureux hommes russes sordides et incultes, à qui il avait été si peu donné, à qui on ne pouvait rien redemander. J’aurais voulu que les chefs de la démocratie révolutionnaire fussent présents, qu’ils vissent ces hommes, qu’ils entendissent leurs propos. Je leur aurais dit :

— Il n’est plus temps de chercher les coupables. Qui a voulu cela ? Est-ce nous, est-ce vous, est-ce la bourgeoisie, est-ce l’autocratie, est-ce la révolution ? Peu importe. Commencez par instruire le peuple, restituez-lui figure humaine. Ensuite vous lui offrirez le socialisme, la nationalisation, le communisme… s’il veut bien vous suivre dans ces voies.

Quelques jours après ma visite, ce même régiment de Souram assomma à moitié Sokolov, le fameux révolutionnaire qui avait rédigé l’ordre du jour numéro 1 et créé l’ordre nouveau dans l’armée. Il venait, au nom du Soviet des députés ouvriers et soldats, exhorter le régiment à faire son devoir et à coopérer à l’offensive.

Je me rendis ensuite au congrès organisé par le 2ème corps du Caucase. Une députation spéciale m’y avait convié, avec insistance. J’y trouvai ici des représentants élus par les soldats ; donc les conversations étaient plus raisonnées, les aspirations plus positives ; dans certains groupes de délégués, auxquels s’était mêlée mon escorte, voici sur quoi l’on discutait : tous nos chefs sont réunis ici, le généralissime, le commandant de l’armée, le commandant du corps, les états-majors, on pourrait les supprimer tous à la fois — ensuite il ne serait plus question de l’offensive…

Mes entretiens avec les chefs de corps ne furent pas pour me rassurer. Un commandant de corps d’armée tenait ses troupes bien en main, mais il se voyait débordé par les associations militaires ; un autre craignait d’aller voir ses hommes ; j’en trouvai un troisième en larmes, complètement abattu par un refus de confiance qu’on venait de voter :

— J’ai quarante ans de service. J’ai toujours aimé les soldats : ils m’aimaient jadis. Et maintenant on me crache au visage. Je ne puis rester à mon poste.

Je dus accepter sa démission. Tout près de nous, derrière la porte, un jeune général divisionnaire était en pourparlers confidentiels avec les membres du comité qui m’adressèrent aussitôt, d’un ton impérieux, la demande de mettre à la tête du corps d’armée le jeune général en question…

Ma tournée me laissa des impressions affligeantes. La débâcle était de plus en plus manifeste. Je perdais toute espérance. Néanmoins on devait travailler. Et il y avait du travail pour tout le monde, plus qu’il n’en fallait. Le front Ouest s’était nourri de théorie ; il avait vécu des expériences d’autrui. Il n’avait pas à son actif ces victoires éclatantes qui, seules, inspirent une confiance absolue dans les méthodes des chefs ; il n’avait encore eu a exécuter