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J’allai passer en revue les troupes et les positions, faire connaissance avec les chefs et leurs hommes. On a trouvé dans les chapitres précédents une synthèse de mes impressions vécues ; j’y ai consigné maint fait et épisode de la vie sur le front Ouest. Je ne voudrais pas me répéter ici : je m’en tiendrai à quelques détails. Je passais en revue les troupes sous les armes. Certaines unités — c’était l’exception, je dois le dire — avaient conservé une tenue normale, leur aspect d’avant la révolution, un moral satisfaisant. Elles appartenaient au corps que commandait Dovbor-Moussnitsky, chef sévère, maintenant sans faiblesse l’ancienne discipline. Les autres régiments avaient, dans leur majorité, gardé un semblant d’organisation et de subordination, mais les hommes ressemblaient, par leur mentalité, à des fourmis chassées de leur fourmilière bouleversée. Après la revue, je parcourus les rangs et causai avec les soldats. Je fus positivement accablé par leurs dispositions : c’était tout à fait nouveau pour moi ; ils se plaignaient sans cesse ; tourmentés de soupçons, ils se défiaient de tous et de tout ; ils se jugeaient à tout propos lésés, ils en voulaient à leur chef d’escouade et au commandant du corps, les lentilles ne valaient rien, on les laissait trop longtemps au front. Ils en voulaient au régiment voisin ou encore au gouvernement provisoire qui avait tort de se montrer intransigeant dans ses rapports avec les Allemands. J’assistai enfin à des scènes que je n’oublierai de ma vie… Dans un des corps d’armée je demandai qu’on me fît voir le régiment en plus mauvais état. On me conduisit au 703ème, le régiment de Souram. Nos automobiles s’arrêtèrent près d’une foule immense d’hommes désarmés, les uns debout, les autres assis. Derrière le village, des groupes erraient par les champs. Tous, ils étaient en haillons (on avait vendu les uniformes pour boire), pieds nus, hirsutes, malpropres !… Ils avaient atteint la dernière limite de la dégradation physique. Le chef de la division (sa lèvre inférieure tremblait nerveusement) et le commandant du régiment (il avait l’air d’un condamné à mort) vinrent à ma rencontre. Personne ne commanda le « garde à vous », aucun soldat ne se leva ; ceux qui étaient le plus près s’avancèrent et entourèrent nos autos. Mon premier mouvement fut de tancer vertement le régiment et de repartir. Mais on aurait pu attribuer mon départ à la poltronnerie. Je me mêlai à cette foule.

J’y restai une heure environ. Seigneur ! Qu’était-il arrivé à ces hommes, à ces créatures de Dieu douées de raison, à ces laboureurs russes… Leur esprit était tout embrumé. Pareils à des envoûtés, à des possédés, ils discutaient avec opiniâtreté, sans aucune logique, sans le moindre bon sens, poussaient des cris d’hystériques, vomissaient les reproches et les jurons les plus abjects. C’était navrant, c’était hideux. Tous, nous parlions — on nous répondait haineusement, avec un entêtement obtus. Peu à peu, je me le rappelle, mes sentiments de répugnance pour cette folle indiscipline