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la chronique. Enfin, le 28 octobre, Kérensky, tout le monde le sait, s’est enfui clandestinement et a déserté le poste de commandant suprême.

Les anciens chefs se trouvaient dans une situation critique. Je ne parle pas de ceux qui professaient des opinions politiques nettement tranchées, mais simplement des soldats honnêtes. Ceux-ci ne pouvaient se décider à suivre Kérensky (il n’est pas question de l’homme mais du système) et à détruire de leurs propres mains l’édifice auquel ils avaient travaillé toute leur vie. D’autre part, ils ne pouvaient démissionner, c’est-à-dire, au jugement de leur conscience, déserter devant l’ennemi qui occupait le territoire russe. Tel était le cercle vicieux ; aucune issue ne se présentait.

Sitôt à Minsk, j’exposai au cours de deux réunions des nombreux fonctionnaires de l’état-major et de l’administration du front, puis devant les chefs des armées, mon credo politique. Je fus bref et tranchant. Je ne me rappelle plus mes paroles, mais voici, exactement, le sens de mes déclarations : j’acceptais la révolution, en bloc et sans restriction aucune ; mais j’estimais désastreux pour le pays de « révolutionner » l’armée et d’y introduire la démagogie. J’étais décidé à m’y opposer de toute mon énergie et j’invitais tous mes collaborateurs à m’aider dans cette tâche.

Je reçus une lettre de M. V. Alexéiev. II m’adressait ses félicitations cordiales à l’occasion de ma nomination. Et il ajoutait : Secouez-les ; exigez avec calme, mais avec insistance et, sûrement, la guérison viendra. Point n’est besoin de flagorner le soldat, d’arborer des nœuds de ruban rouge, de prononcer des discours retentissants… mais sans âme. Il est impossible de conserver l’armée plus longtemps, sans changement radical : peu à peu, la Russie devient un campement de vauriens prêts à faire payer au poids de l’or le moindre mouvement de leur petit doigt. Je suis d’esprit et de cœur avec vous dans vos travaux et dans vos projets. Dieu vous aide ! »

L’ « opinion publique » des troupes était représentée, à Minsk, par le comité du front. La veille de mon arrivée, ce groupe bolchevisant avait voté une motion contre l’offensive et en faveur de l’union de toutes les démocraties contre leurs gouvernements. Aussi nos relations furent-elles bien définies, dès le début : je refusai d’entrer en tout rapport direct avec le comité qui, du reste, était absorbé par son activité propre : il discutait la prépondérance du parti socialiste-révolutionnaire sur le parti socialiste-démocratique, il votait des motions dont la frénésie démagogique étonnait jusqu’aux comités d’armée, il distribuait des brochures défaitistes, il excitait les soldats contre les officiers. Légalement, le comité n’encourait aucune responsabilité ; on ne pouvait le citer devant les tribunaux. Il instruisait, dans l’esprit qu’on devine, un grand nombre d’hommes, venus de toutes les armées suivre les « cours pour agitateurs ». Les étudiants devaient, plus tard, répandre la bonne doctrine par tout le front. C’est là